L’âge d’or révolu du commerce informel…

octobre 2005
Un entretien avec Véronique Manry, sociologue à l'association Transversité et au laboratoire méditerranéen de sociologie à Aix et qui travaille sur les réseaux marchands en Méditerranée.

Pourquoi a-t-on parlé d’un « triangle d’or » à Marseille ?

L’immigration algérienne à Marseille est ancienne, elle a un siècle et elle a été pendant 50 ans presque essentiellement kabyle. Jusque dans les années 70, les immigrés se cantonnaient dans le commerce ethnique, fait par des Algériens pour des Algériens : hôtels meublés, boucheries hallal, friperies, les cafés, puisque après la décolonisation, les Algériens étaient les seuls étrangers à pouvoir avoir une licence IV et à pouvoir vendre de l’alcool. Ils étaient installés dans le quartier Belsunce et vers la rue Sainte Barbe et la rue des chapeliers, qui n’existe plus aujourd’hui. A partir de la fin des années 70, il y a eu une très forte demande sur le marché intérieur algérien en produits de consommation courante. L’Algérie en effet ne produit pas grand-chose, mais une classe moyenne, favorisée par le régime, a émergé dans les années 70 avec un pouvoir d’achat relativement important et avide de biens de consommation courante. Parallèlement, la majorité des migrants algériens en France passaient par Marseille pour rejoindre l’Algérie pour l’été. S’est mis alors en place une marchandisation des cadeaux : depuis toujours, les migrants ramenaient des cadeaux au pays, ils ont commencé à faire payer ces cadeaux, à prendre des commandes. C’est essentiellement du linge de maison, de la vaisselle, des fringues, des cassettes audio. Plus tard, ce sera les paraboles, les tapis synthétiques, la hi fi, l’électroménager, les pièces automobiles. A partir d’un moment, ce n’était plus seulement des migrants, mais des Algériens venaient à Marseille uniquement pour ramener des marchandises. Ce commerce s’est développé à Belsunce à partir de quelques commerçants algériens, aidés par des commerçants juifs sépharades également installés à Belsunce et grossistes en prêt-à-porter. Dans les années 80, cet espace marchand a explosé en s’étendant à l’ensemble du Maghreb. On compte alors entre 400 et 500 boutiques de Belsunce qui vivent de ce commerce.

00rv23franck1.jpg C’est ce que l’on appelle le trabendisme ?

Le trabendisme est une contraction de contrabendo qui signifie contrebandier en espagnol, c’est un terme inventé par des Algériens, et moins employé maintenant par les acteurs qui le jugent péjoratif et qui se définissent avant tout comme des commerçants. On appelle ça plutôt le commerce informel ou à la valise. Le seul côté illégal est lors du franchissement de la frontière et de l’entrée des marchandises. Aujourd’hui, le trabendisme est en perte de vitesse à Marseille. Une des raisons en est l’instauration en 1987 d’un visa pour les Algériens qui jusqu’alors pouvaient circuler librement entre la France et l’Algérie. Du coup, les Algériens ont commencé à aller ailleurs, à Alicante, Naples, Istanbul, Dubaï, Damas, et même la Chine aujourd’hui.

Qui reste-t-il encore à Belsunce ?

Jusqu’au début des années 90, ce sont principalement des Algériens qui tiennent ces commerces, mais leurs enfants ne vont pas prendre la suite. Ce sont donc des Tunisiens et surtout des Marocains qui vont reprendre ces commerces et élargir le dispositif commercial, puisque les Marocains sont beaucoup plus dispersés en Europe que les Algériens. Il s’agit toujours de commerce de bazar, mais depuis quelques années, on voit beaucoup de jeunes, fils et petit-fils de migrants d’origine algérienne, qui se lancent dans une nouvelle forme de commerce. Ils occupent plutôt des secteurs comme la téléphonie, le prêt-à-porter pas cher, en boutique et sur les marchés, et alimentent une clientèle locale et populaire.

C’est une économie illégale ?

L’informalité est moins du côté de l’illégalité, par exemple le non paiement des taxes, que dans la façon de faire du commerce. Notamment, les pratiques marchandes sont liées à l’oralité, basées sur du contrat oral et l’interconnaissance des réseaux relationnels. Les associés ne le sont quasiment jamais devant un notaire ou sous la forme d’une société. Ce commerce se fait sur le partage d’un certain nombre de valeurs et de pratiques marchandes. Par exemple, la négociation des prix est permanente. Mais ce ne sont pas des mondes fermés : pour intégrer ces réseaux, il n’est pas nécessaire d’être Algérien ou de tel village, il faut plutôt être adoubé et surtout, avoir fait ses preuves. A chaque affaire, il faut faire ses preuves. Si vous manquez de parole, vous serez exclu du circuit commercial : plus personne ne vous fera confiance et vous ne trouverez plus jamais de client.

Propos recueillis par Gilles Mortreux

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