La République s’est faite au village
La cour des comptes a présenté une enquête dont les conclusions sont assez sévères pour l’intercommunalité. Communautés urbaines, d’agglomérations et de communes couvrent 84 % du territoire mais auraient échoué à créer de véritables espaces de solidarité politique et économique. Un jugement sévère ?
Les critères utilisés par la Cour des comptes sont pour l’essentiel d’ordre juridique et financier : intégration fiscale, compétences transférées, etc. Ces éléments sont importants, mais n’offrent qu’une vue partielle du sujet. Nous manquons encore à ce jour d’une évaluation de grande ampleur qui ne se borne pas au contrôle de gestion mais intègre, par exemple, les effets d’apprentissage liés aux pratiques de coopération. Ceci étant, l’enquête corrobore bon nombre de conclusions de recherches ou d’évaluations locales. Un peu partout, l’intercommunalité est tributaire des arrangements négociés par les maires entre eux, en vue de minorer le « pot commun ». Elle aboutit plus souvent à renforcer le poids de la ville centre et des leadership politiques locaux qu’à mieux répartir les richesses. En bref, l’intercommunalité progresse dans les statistiques, mais peine à créer des espaces intégrés de coopération et de mutualisation des ressources, alimentés par un projet commun. Les préfets ont souvent avalisé des découpages dictés par des égoïsmes communaux ou des considérations politiques. Les mesures incitatives pour favoriser le regroupement sont-elles donc inefficaces ?
Les mesures incitatives ne sont pas inefficaces, bien au contraire, mais génèrent aussi d’inévitables effets d’aubaine, dès lors qu’elles ne sont pas assorties de contraintes. En imposant un critère de continuité territoriale, la loi du 12 juillet 1999, dite « Chevènement », a donné aux préfets les moyens de faire progresser la carte intercommunale dans le sens d’une plus grande cohérence. Il était toutefois difficile aux préfets d’aller au-delà de ce que leur permettait la loi, sauf à entrer en conflit avec les notables locaux. Contraints à négocier des soutiens politiques, ces derniers ont donc le plus souvent ratifié le choix des élus. Il en résulte un émiettement des intercommunalités, structurées sur des logiques politiques ou financières, et plus rarement fonctionnelles. Les périmètres ne sont toutefois pas définitifs, et c’est à l’Etat qu’il appartient de prendre les mesures qui s’imposent, notamment financières, pour les faire évoluer dans le sens d’une plus grande cohérence et solidarité territoriale.
En matière « d’économie d’échelle et de nouveaux services rendus », l’intercommunalité a-t-elle vraiment fait ses preuves ? Les recettes de la taxe professionnelle ne sont pas, par exemple, toujours reversées au pot commun…
Il faut reconnaître à l’intercommunalité le mérite d’avoir permis à la grande majorité des communes, qui n’en avaient pas les moyens, de se mettre en conformité avec les exigences européennes en se dotant d’équipements coûteux, en matière d’épuration des eaux ou de gestion des déchets. La modernisation des équipements locaux, et les investissements, parfois très ambitieux, que les communautés ont engagés en matière de transports ou de développement économique ont fortement grevé leurs marges de man?uvre financières. Il faut ajouter à cela l’augmentation des coûts de fonctionnement, liée à des transferts de charges sous-évalués, sans diminution notable des effectifs municipaux. L’impact sur les services a donc été généralement positif, mais au prix d’une situation financière de plus en plus tendue, et d’une pression fiscale qui risque d’aller croissant, quand elle n’a pas déjà sensiblement accru.
Sur le plan de la répartition des responsabilités, l’articulation entre communes et échelon intercommunal ne va pas toujours de soi, notamment concernant les financements croisés. En définitive, comment s’y repérer ? Il est vrai que la répartition des compétences entre les échelons communal et communautaire est loin d’être claire, y compris pour les citoyens bien informés. Cela tient pour une large part à la volonté du législateur de laisser aux élus locaux la liberté de définir « l’intérêt communautaire », qui délimite les compétences partagées. Mais pas seulement : la pratique s’écarte aussi souvent des textes. Il n’est pas rare, par exemple, de voir des communes intervenir dans des domaines qui ne sont plus de leur compétence, faisant ainsi concurrence à leur propre groupement. L’inverse est aussi vrai, quoique plus rarement. Cette situation n’est bien sûr pas propre à l’intercommunalité, mais ses effets sont d’autant plus sensibles que les communautés sont mal connues des populations, et qu’elles éprouvent beaucoup de difficultés à conquérir leur légitimité face aux collectivités territoriales, communes en tête.
La désignation des mandats intercommunaux échappe au contrôle direct des citoyens qui ignorent le plus souvent que c’est la communauté d’agglomération ou de communes qui est désormais responsable de telle ou telle compétence. Faudrait-il recourir au suffrage universel direct pour plus de transparence ?
Le suffrage universel, comme la « proximité » des élus, ne sont pas, en soi, des garanties de transparence. Le fonctionnement des conseils municipaux, dominés par la personnalité du maire, en est la preuve. Il n’est donc pas certain que l’élection au suffrage direct des conseillers communautaires rende, en pratique, les intercommunalités beaucoup plus démocratiques. Elle peut en revanche les rendre plus « lisibles », ne serait-ce qu’en incitant les élus à s’engager plus ouvertement en faveur des projets communautaires. La politisation des enjeux, qui fait encore trop souvent défaut, permettrait aux intercommunalités de s’affranchir plus nettement des tutelles municipales et de faire ainsi leur entrée en politique, autrement que par le jeu des alliances et sur d’autres modes que celui de la fiction, faussement entretenue, de l’égalité entre les communes.
Paca se distingue-t-elle en matière d’intercommunalité ?
La région Paca ne se distingue pas vraiment du reste du territoire, si ce n’est qu’elle accentue les tendances observées ailleurs : morcellement de la carte en communautés de taille réduite, retards dans la définition de l’intérêt communautaire et le transfert des compétences, notamment dans les domaines des politiques de la ville et du développement urbain, relations tendues, voire conflictuelles avec les communes, etc. L’intercommunalité à fiscalité propre y est par ailleurs moins dense que dans la plupart des régions de France, au bénéfice d’autres modes de coopération, moins contraignants, tels que les syndicats de communes. Cette situation, qui est d’ailleurs plus largement celle des régions méridionales, est en partie liée aux caractéristiques physiques du territoire. L’importance du relief, en particulier dans les départements alpins, rend par exemple difficile la coopération entre communes. Mais la configuration des lieux n’explique pas tout. Le Sud est marqué par un attachement très fort à l’échelon communal. Ici plus qu’ailleurs, la République s’est faite au village, et les expériences de coopération n’ont jamais vraiment dépassé la gestion commune de quelques équipements et services. Ajoutons à cela la forte personnalisation des échanges politiques et la prégnance des modes de régulation traditionnels entre bureaucrates et notables, qui amplifient la propension des communes – et maintenant des intercommunalités ! – à se percevoir comme rivales plutôt qu’alliées, dans un contexte de raréfaction des aides de l’Etat. Tout ceci, et bien d’autres raisons liées à l’histoire du territoire, explique, par exemple, la persistante fragmentation de la région urbaine marseillaise en pôles économiques concurrents, fragmentation que l’intercommunalité a, pour l’instant, davantage renforcée qu’atténuée.
Propos recueillis par Michel Gairaud