Intercommunalité : le pouvoir loin du peuple
36 000 communes : un territoire ingérable ? C’est du moins ce que les gouvernements successifs depuis de Gaulle ont pensé de la France, quelle que soit leur couleur politique. Si la première loi concernant la coopération intercommunale date de 1890, les efforts concrets pour le regroupement des communes ont été initiés dans les années 60 et 70. Objectif : réunir plusieurs petites communes rurales en une seule. Quelques centaines d’opérations réussies, trop peu pour être significatives. Dans le même temps, les communautés urbaines, créées en 1966, ont été la forme la plus aboutie de coopération intercommunale en zone urbaine, puis les communautés de communes en zone rurale, créées en 1992, ont souvent pris le relais des syndicats de communes créés à l’origine pour gérer un service public (l’assainissement de l’eau, la collecte des déchets, etc.). Enfin, les lois Chevènement de 1999 incitent fiscalement à la création de communautés d’agglomération en zone urbaine, et dans le même temps précisent les attributions des pays en zone rurale (créés par Pasqua et redéfinis par Voynet). De ces efforts, le bilan est à première vue positif : près de 50 millions de Français sont aujourd’hui citoyens d’un groupement de communes « à fiscalité propre » : communauté de communes, communauté d’agglomération ou communauté urbaine (1). Mais combien d’entre eux le savent ?
Car là est le problème : les Etablissements publics de coopération intercommunale (EPCI) ont fait irruption dans la vie quotidienne des habitants de manière assez subreptice : on voit leur nom sur les palissades des travaux, sur les bennes à ordures, voire les transports en commun. Mais peu de personnes savent ce que cela signifie : au-dessus de leur maire, un autre élu tient les rênes d’une part croissante des projets, et donc des recettes fiscales, qui concernent sa commune. Dans cette relative opacité, un seul repère : un EPCI agit dans la limite de ses compétences, qui lui sont déléguées par les communes. Et certaines de ces compétences sont obligatoires : aménagement de l’espace, politique de la ville, protection et mise en valeur de l’environnement (optionnelle pour les communautés de communes et d’agglomération), etc. Ce sont donc des pans entiers de l’action publique qui sont régis par un conseil communautaire. Première question : comment sont élus ces conseillers communautaires ? Par les Conseils municipaux des communes membres, et à part dans les communautés urbaines, au scrutin majoritaire, c’est-à-dire sans que l’opposition municipale ne puisse espérer envoyer un de ses élus au conseil communautaire. Un projet de loi vise à modifier ce mode de scrutin. Quant au suffrage universel, qui permettrait d’élire en même temps les conseillers municipaux et les représentants de la commune au conseil communautaire, personne ne veut en entendre parler pour le moment.
C’est que pour les élus ambitieux, les communautés sont des niches confortables et pratiquement imprenables : d’abord elles échappent à la limitation de cumul des mandats. Selon la loi, on ne peut détenir qu’un seul mandat exécutif dans une collectivité : il faut choisir entre maire, président de Conseil général ou de Conseil régional. Mais rien n’empêche d’être maire et président de communauté urbaine ou d’agglomération, comme c’est presque toujours le cas. De même, le mandat de conseiller communautaire ne compte pas dans la limitation à deux mandats électifs. Ensuite, dans un territoire qui dispose de plusieurs « polarités », comme PACA, il est plus facile de pouvoir choisir la commune avec laquelle on va se marier. La carte des communautés recouvre alors étrangement la carte des tendances politiques des communes, parfois jusqu’à l’aberration, lorsque Gardanne, entre Aix et Marseille, deux villes aujourd’hui à droite, voudrait rejoindre Aubagne, municipalité communiste. Depuis 1999, le Préfet peut contrer ce genre de regroupement trop absurde, mais sa décision profite alors à l’autre camp politique…
Au-delà des calculs politiques, l’intercommunalité a donc fait un pas de géant en matière de compétences et de structuration, mais a rarement construit le sentiment d’une destinée collective entre des communes voisines et souvent rivales. La figure du maire qui, des banlieues au village, doit régler tous les problèmes et concentre toutes les attentes, est de plus en plus décalée du pouvoir communal que les électeurs lui ont confié. Pourtant lui-même, à certaines conditions, profite de cette situation : en faisant prendre les décisions délicates par la communauté, pour mieux s’en démarquer ensuite, ou bien en favorisant sa commune s’il est en bonne position hiérarchique au sein de la communauté. La décision ne lui a donc pas totalement échappé : elle est à présent plus collective et plus souvent négociée avec les voisins, dans un rapport de forces. Le pouvoir a investi d’autres lieux, et suscité d’autres jeux, et les électeurs en sont curieusement absents.
Etienne Ballan
AU SOMMAIRE
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