Jeunesse sous influence
« Là je suis habillé pour 1 000 euros. C’est normal quoi. Faut ce qui faut pour avoir du style », sourit Yanis, 15 ans, qui jure « même » posséder une Rolex à la maison. L’été 2020, le Ravi avait suivi un atelier des Petits débrouillards au centre social Les Lilas à Marseille qui portait sur le placement de produits dans les clips de chanteurs populaires comme la française Wejdene ou le rappeur américain, Pop Smoke et sa chanson « Dior ». Des femmes et des hommes sandwich qui ont compris que leur seul talent musical ne suffirait pas à assurer leurs fins de mois… Mais pas sûr qu’ils fassent le poids si on les compare aux millions que brassent les influenceurs qui sont devenus en quelques années via Tik-Tok et Snapchat, les nouvelles idoles des jeunes. Nombre d’entre eux sont originaires du sud est de la France, le marketing d’influence étant la voie toute tracée des anciens candidats de téléréalité dont toutes celles et ceux issus de la série interminable Les Marseillais dans à peu près toutes les autres villes du monde et même « contre le reste du monde ».
Ils ont entre 20 et 35 ans. Ils vivent dans des villas de rêve à Dubaï, officiellement pour assurer leur sécurité – nombreux ont vu leurs villas marseillaises cambriolées – officieusement pour échapper aux impôts. Leurs followers se comptent en millions sur les réseaux sociaux, un public jeune (entre 14 et 24 ans environ) et vulnérable, auquel ils vendent à peu près tout et souvent n’importe quoi. « Ils ont tous un domaine de prédilection. Le commerce des filles tourne autour du maquillage, de la chirurgie esthétique. Pour les mecs, ce sont plutôt les jeux d’argent, les paris sportifs, le trading », explique Messaouda Nouaouria. Cette juriste de 42 ans se passionne depuis quelques années pour ces influenceurs, leur sociologie, ce qu’ils vendent de leur image…
« Il y a un certain tabou à avouer que l’on regarde de la téléréalité, considérée comme un sous-genre très méprisé par “l’establishment”, explique-t-elle. Je n’ai aucun problème avec ça. A l’époque, j’avais un boulot très prenant psychologiquement et en rentrant chez moi je voulais juste me vider le cerveau. » Et puis elle s’est prise au jeu et a commencé à les suivre sur les réseaux sociaux. « C’est très intéressant à observer car ils ont absolument dévié tous les codes et les barrières sociales. Ils viennent de milieux populaires et sont devenus extrêmement riches très très rapidement. Jazz [qui a monétisé toute sa famille. Ndlr] touche 300 à 400 000 euros par mois ! », souligne-t-elle.
Les pièges sont nombreux
Et cette vie de notoriété rapide et d’argent facile fait rêver pas mal la jeunesse, notamment celle des quartiers populaires ! Mais derrière la façade, beaucoup d’arnaques, celle du « dropshipping » qui consiste à vendre des produits Aly Express ou Wish peu chers à la base mais sur lesquels les revendeurs appliquent une marge importante, profitant de la crédulité des jeunes acheteurs. Les pièges sont nombreux : fausses promotions, produits contrefaits, ou commandes jamais livrées. De plus en plus d’influenceurs sont mêlés à ce type de commerce, qui reste légal en France. Quand il s’agit de faire la promotion de chirurgie esthétique, ça peut carrément tourner au drame. L’an dernier, une influenceuse a révélé avoir frôlé la mort suite à une série d’injections visant à augmenter la taille de son fessier. La Marseillaise Maëva Ghennam à quant à elle fait polémique en vantant les mérites d’opérations chirurgicales de rajeunissement du vagin, déclarant avoir depuis « retrouvé » celui de ses 12 ans !
« J’essaie de comprendre mais ça m’attriste terriblement que ma fille de 11 ans prenne pour modèle des jeunes femmes de 20 ans sans talent et déjà refaites », s’inquiète Caroline, mère d’une adolescente. Karim, la cinquantaine, s’alarme aussi pour sa fille qui n’est encore qu’en primaire : « Qu’est-ce que ça leur donne comme repère dans la vie ? » Chacun d’eux essaie de discuter et de déconstruire, mais ils avouent se sentir démunis face à une problématique dont ils ne maîtrisent pas grand-chose et des réseaux qui les dépassent. Même constat de la part des travailleurs sociaux œuvrant dans les quartiers populaires, où les paris sportifs font des ravages.
Selon l’Autorité des jeux en ligne (ANJ), 34 % des joueurs misant sur le sport via les plateformes numériques ont moins de 25 ans. De nombreux influenceurs font l’apologie des jeux d’argent et les entreprises comme Winamax, leader sur le marché, adaptent leurs publicités – retoquées depuis par l’ANJ – avec des slogans comme : « Tout pour la daronne », « Grosse côte, gros gains, gros respect », « No bet no game ». Sous entendant que jouer, c’est gagner et gagner c’est se faire respecter et s’assurer une ascension sociale. Certains jeunes se font aussi alpaguer par le trading en ligne mettant encore plus à sec des parents qui le sont déjà… dont les influenceurs Milla Jasmine, Marc Blata, et Laurent Billionaire se sont fait les VRP depuis leurs villas dubaïotes.
Escroquerie en Algérie
« Le dernier jeu à la mode est celui de la fusée (JetX) sur Telegram. Le but est de renchérir pour faire grimper une fusée au plus haut avant qu’elle ne se crashe. Mais au final, le joueur perd tout puisqu’elle explose, explique Titus, responsable du secteur jeune au centre social Kléber (Marseille 3ème). J’ai suivi une formation sur les risques des réseaux sociaux mais là, le phénomène est ingérable. A peine je viens de mettre les jeunes en garde sur le jeu de la fusée, qu’il en existe déjà un autre. » Pour lui, le fait que certaines personnalités, respectées des jeunes, comme le joueur de foot Kylian Mbappé, dénoncent enfin la dangerosité des paris en ligne, aide à faire passer le message. Messaouda Nouaouria planche actuellement sur des ateliers de prévention pour la rentrée.
De l’autre côté de la Méditerranée, les jeunes n’échappent pas non plus au phénomène. Quatre influenceurs algériens viennent d’être condamnés à un an de prison ferme pour association de malfaiteurs, faux et usage de faux, vol, escroquerie, blanchiment d’argent et trafic d’êtres humains. L’an dernier, ces créateurs de contenus dont les followers se comptent en millions sur Instagram ont fait la promotion de l’agence Future Gate, censée accompagner – de l’obtention du visa à l’installation – de jeunes Algériens désireux d’étudier en Turquie, Russie ou encore en Ukraine. Mais cette entreprise s’est révélée fictive, laissant sur le carreaux 75 étudiants qui ont attaqué en justice. Ce sont pourtant ces mêmes influenceurs qui ont organisé ces deux dernières années les aides humanitaires concernant la crise Covid et les incendies qui ont ravagé l’Algérie, se substituant à l’absence de réactivité de l’État. En Tunisie, en début d’année, deux Tik-tokeuses ont aussi défrayé la chronique, en postant des vidéo, en mode selfie, rouge aux lèvres et grand sourire, de leur exil en Méditerranée sur un bateau de fortune en direction de Lampedusa. Faisant des millions de vues, elles sont pointées du doigt par les ONG pour donner une image glamour et faussée d’une des routes migratoires les plus meurtrières au monde.
Du côté clair de la force
Chez les influenceurs, il n’y a pas que du mauvais. Parmi eux, des jeunes de quartiers ont saisi là l’occasion de montrer une autre image du territoire où ils vivent. A Perpignan, NasDas, 25 ans et plus de deux millions de followers sur Snapchat, filme son quotidien à Saint-Jacques, l’un des quartiers les plus pauvres de France, composé en grande majorité d’une communauté gitane sédentarisée. Ses partenariats rémunérés lui permettent d’améliorer la vie des habitants du quartier. Et depuis l’élection du RN à la mairie, il a fait de Louis Aliot sa tête de Turc.
Nordine Iddir, lui, vit dans le 15 ème arrondissement de Marseille et à longueur de stories il y commente la vie du quartier. Repéré par le jeu vidéo Fortnite, il réalise des reportages comme « 24 heures dans la vie d’un guetteur » qui a fait trois millions de vues. Sur l’autre rive, c’est l’Algérien Youcef qui tente de déconstruire avec justesse dans ses vidéos les clichés sur la jeunesse du quartier populaire de Casbah. Il considère les réseaux sociaux comme une opportunité, celle de porter la voix de ceux que l’on n’entend pas.
S. R.