Tout en scène
« Allez viens mon petit quinquin, approche, la scène t’attend. Les 4 minutes de gloire. Et après ? Qui sait ? Faut s’en foutre, foncer, y aller, se dire qu’il n’y a rien de plus important parce qu’il n’y a rien de plus futile. La salle est vide, là, mais dans quelques jours elle sera pleine, 600 yeux qui te fixent , ou 599 peut-être y aura un borgne, les borgnes ils préviennent pas on peut jamais savoir. Tous suspendus à tes mouvements, ou à leur absence. 600 oreilles, qui attendent, même pas une parole juste des sons, un frôlement, parce que si tu veux pas parler ça va aussi, du moment que tu les captives. Tu peux te planter. Tu peux les épater. Même les deux à la fois. Allez quinquin, viens candidater au Journal ».
Non mais vous pouvez baisser les bras, on commence pas tout de suite, on va d’abord se présenter. Je suis Édouard, il semblerait. Et vous êtes ?? Le ravi de la crèche, mais c’est passionnant, ça, être le ravi de la crèche… Le Provençal que tout le village prend pour un idiot mais qui par sa naïveté révèle à tous leurs travers. J’adore. Faut voir ce que ça donne sur scène mais c’est une idée brillante, ah si si si, brillante. Pas aussi brillante que le crâne d’Eric Judor (1) mais brillante, non vraiment j’y tiens ! Mais d’où ça t’es venu ça mon p’tit, cette idée folle, presque traditionnelle, hein à 18 ans on s’en fiche de la tradition, on pilote des motos en roue arrière sur l’autoroute des certitudes, tout ça est très étonnant… Que je me présente d’abord, moi ? Eh ben Quinquin je trouve ça très sain ce que tu fais, remettre l’artiste à sa juste place, celle de la fragilité, du déséquilibre.
» Une autorisation ? Mais de qui ? La légitimité ? On la prend ! »
Tu vois Quinquin, avant d’être un saltimbanque, j’ai grandi dans une famille parisienne très cultivée. J’étais impressionné par la grande bibliothèque de mon père. « Et alors que j’avais déclaré à 17 ans un soir d’enthousiasme et sans doute par bravade vouloir “écrire”, je m’étais entendu répondre par un ami de mon père, digne et ambassadeur de France : “Si tu étais Proust, ça se saurait.” En effet, ça n’aurait échappé à personne (2). » Alors je me suis mis à jouer avec les mots sans jamais les laisser se flétrir sur le papier. J’ai développé une éthique de l’improvisation poétique, ironique, d’aucuns ont dit dandy. Ça m’a plutôt réussi à Radio Nova et puis à Canal +. Mais je ne me suis jamais senti installé, parce que « je ne crois pas qu’il y ait de bonne ou de mauvaise situation. Si je devais résumer ma vie aujourd’hui avec vous, je dirais que c’est d’abord des rencontres. Des gens qui m’ont tendu la main peut-être à un moment où je ne pouvais pas, où j’étais seul chez moi (3) ».
Et puis Quinquin, les gens ont commencé à se rendre compte. Et moi aussi Quinquin, parce que c’est toujours dans le regard des autres qu’on se rend compte, pourquoi tu crois qu’une des plus belles chansons de la Terre s’appelle « Je serai ton miroir (4) » ? Eh ben on s’est tous rendu compte qu’à force de jongler avec les mots souvent ils retombent au bon moment sur nos têtes. Pour nous secouer, nous faire réfléchir, pour nous mettre en mouvement. « Mais où vont-ils donc ? Où montent-ils ? Où vont-ils ces heureux du jour, ces cadors, ces nantis, ces ensmokingés ? Où vont les arrogants, les fiers ? Où vont les bijoux ? Où vont les coiffures laquées ? Où vont ces jambes interminables avec personne au bout ? Et toi superbe octogénaire au bras d’une enfant russe, où cours-tu ? Et toi qui a laissé les clefs de ton yacht dans la boîte à gants de ta Porsche où vas-tu ? (5). » Parce qu’on attend quoi ?? « Une autorisation ? Mais de qui ? La légitimité ? On la prend ! (6) »
Ah tu vois Quinquin la poésie, l’éloquence, elles sauvent peut-être pas des candidat.e.s à l’élection présidentielle mais tu vois nous autres elles nous sauvent, et si elles nous sauvent pas elles nous rendent la chute moins douloureuse, et ça c’est déjà ça, tu crois pas Quinquin ? Et peut-être c’est ça que je viens faire ici, Quinquin, pour ça que j’ai accepté d’être l’artiste associé de ce théâtre d’Arles, même s’il est repris en main par un maire d’une bonne droite là, la droite qui vous cueille à la mâchoire sans ciller et sans faire semblant, alors que vous êtes un peu groggy, que vous avez pas bien fait attention. « Monsieur le maire, on va faire ça à l’ancienne, on va lancer un appel d’offres et c’est lui qui va gagner (7). »
Ha ha ! Mais bon, payé 4 800 euros pour faire la programmation et 33 000 € pour jouer deux fois mon spectacle, je ne braque pas les finances municipales, même la profession le dit (8). Parce que les labels, les scènes nationales, tout ça moi je n’y entends rien. « Ce qui m’amuse c’est de faire un lieu joyeux, d’animer un bar, un restaurant (9). » Peut-être aussi que je m’y retrouve un peu, dans ce que dit ce Carolis nouveau maire des racines-et-des-ailes-vu-à-la-télé : « Nous ouvrons une nouvelle page de ce lieu emblématique pour inviter tous les Arlésiens à découvrir de nouvelles propositions et surtout, à s’y retrouver (10). » Parce que c’est vrai – merde quoi ! – la culture ça doit être à tout le monde. Camus, Rochefort, Depardieu, François Damiens, Barbara, Angèle enfin merde quoi ! Je veux dire, tout est dans tout !
Et tu sais combien c’est vrai Quinquin, tu le sais toi puisque tu es venu. Sur la saison j’ai prévu cinq fois le Journal d’Arles, quasiment un tous les mois puis un best of dans le théâtre antique. Ouvert à tous, pro ou amateurs, dans tous les arts, tous les styles. Et tu sais le plus beau Quinquin ? C’est que ça marche. Pour la première du Journal, le public avait rajeuni. On n’a gardé qu’un tiers des postulants, le résultat était inégal, mais il y a eu de l’émotion et il y a eu du public. Salle quasi comble. « C’était le but ou pas, mais ce soir le théâtre d’Arles est descendu de son piédestal » qu’ils disent (8). Combien de temps je vais tenir à faire ça, je le sais pas Quinquin. « Une fois qu’on a quitté la stature du héros, on ne peut plus la récupérer (11). » Mais je n’ai pas peur de faire le pas de trop. Immobile, je mourrai…
Allez, maintenant c’est bon Quinquin, assez parlé de moi ! Faut se lancer mon grand, qu’est-ce que tu veux nous présenter ? L’histoire d’une femme prête à braver la mort et le roi pour ne pas renier ses principes ? Mais c’est magnifique ça, follement d’actualité. Tu veux garder ton bonnet ? C’est un accessoire ? Bon allez, on t’écoute ! »