Les zones blanches sur le grill
Sortir de l’autoroute avant Sisteron. Direction Entrepierres. Passer le hameau de Vilhosc pour s’engager sur la route du « pont de la Reine Jeanne » dans la forêt domaniale du Vançon. En contrebas, alors que gronde cet affluent de la Durance, se cachent deux caravanes. Dans un coin, un abri à vélo. Là, une table d’enfant. C’est ici que vit depuis 2015 Philippe Tribaudeau, prof de technologie à la retraite. Et électro-hypersensible (EHS).
Pas d’électricité et, sans surprise, le portable ne passe pas. Sa compagne, Laure, nous confirme qu’il faut bien l’éteindre : « Dans une zone blanche, c’est là que les téléphones sont les plus nocifs car ils cherchent à tout prix à se connecter. » Comme l’explique Philippe, « je fuis les ondes depuis 15 ans. J’étais prof en Côte d’Or et un jour, devant l’ordinateur, j’ai eu l’impression de “brûler”. En quelques semaines, j’ai perdu mon boulot, mon appartement, ma famille… Je suis parti en camion. Et c’est après avoir dû quitter la maison que nous avions avec Laure dans la Drôme que j’ai trouvé cet endroit. J’en ai visité une dizaine. Il n’y a qu’ici que je me sens bien. Ou, en tout cas, où j’arrive à gérer. Ma compagne et ma fille de 5 ans se partagent entre ici et Sisteron. Officiellement, je suis SDF ».
Mais ce « refuge » est en danger ! En effet, dans le cadre du « New Deal » numérique, ce plan étatique qui vise à éradiquer toutes les zones blanches, Free, pour mieux couvrir Entrepierres, veut installer de nouvelles antennes sur le site du Grauzou, à 300 mètres à vol d’oiseau : « Ce n’est pas en ligne directe mais, avec les montagnes, il va y avoir des phénomènes de réflexion et la zone où je suis va être impactée. »
Une urgence vitale
Et de préciser : « On n’est pas contre la technologie. Mais il y a là une urgence sanitaire. Une urgence vitale. J’ai été mis à la retraite par l’Éducation nationale pour incapacité et je suis reconnu comme handicapé par la Maison départementale des handicapés. Le premier rôle de L’État n’est-il pas de garantir la santé de ses concitoyens ? » D’où, depuis cet été, des échanges de courrier avec la préfecture, Philippe demandant de « différer la mise en place de l’antenne n°1 mais aussi recalculer l’azimut de l’antenne n°2 ».
La mairie d’Entrepierres ne semble pas y être favorable. La préfecture non plus. Notant que notre prof à la retraite occupe « sans autorisation » une forêt domaniale et avançant qu’il aurait refusé en 2018 « la mise à disposition d’un terrain privé » (ce que conteste Philippe), la préfète « rappelle que l’accès aux services de communication et à une couverture mobile de qualité est un enjeu essentiel ». Estimant que la zone où il vit ne sera pas impactée, tout au plus est semble-t-elle prête à différer la « mise en service » d’une « 3ème antenne ». Et à « accompagner » notre EHS « dans la recherche d’une nouvelle parcelle ».
Cocasse : dans un de ses courriers, Philippe fait état d’un échange avec la sous-préfecture de Forcalquier où un des responsables se serait dit prêt à un « moratoire partiel »… à condition qu’il s’engage à « ne plus médiatiser » la situation ! Mais là, il a été décidé de battre le rappel, notamment avec Robin des Toits et l’association Zones blanches.
Car il y a urgence : « Les travaux ont déjà commencé. Et la mise en route pourrait intervenir très vite. Mais si la préfecture est prête à m’aider à trouver un autre lieu, c’est très bien. Car si je suis ici, ce n’est pas par goût mais parce que je n’ai pas le choix. Et je suis incapable de faire les recherches moi-même. Je n’arrive à sortir que 8 heures par semaine. Or, pour chercher un lieu, il faut pouvoir se déplacer. Et ça prend du temps. Car les zones blanches, il y en a de moins en moins. » D’ailleurs, les dernières nouvelles concernant le projet Durbon, un centre d’hébergement pour les EHS dans les Hautes-Alpes où Philippe serait prêt à vivre, ne sont pas très bonnes (lire encadré).
Condamné à errer ?
Tandis que Lola, leur fille de 5 ans, joue dans les bois alentours et que la fraîcheur s’installe à mesure que le soleil disparaît derrière les montagnes, on sent chez Philippe et Laure une vraie fatigue. Pourtant, à l’origine notamment de l’association « Une terre pour les électro-sensibles », ce sont des « vétérans », Laure ayant, elle, épaulé sa mère, électro-sensible elle aussi, au point d’avoir dû vivre dans une grotte : « C’est ça notre avenir ? Aller de plus en plus loin dans la montagne, vivre dans des grottes ou des caves ? Car ce qu’on vit, c’est ce que tout le monde subit. On y est simplement plus sensible. Les ondes, ce n’est qu’une pollution de plus qui vient s’ajouter à toutes les autres. Mais elle a l’énorme avantage d’être réversible. D’un geste, on peut couper. »
Mais le temps presse et ce jour-là, Philippe doit téléphoner à l’avocat de Robin des Toits : « On veut lancer une procédure pour bloquer le chantier. En référé. Car il y a urgence. » Pour passer ce coup de fil, il lui faut aller chez sa voisine, à environ un kilomètre : « C’est la seule qui a le téléphone dans la vallée », sourit notre EHS. Le rendez-vous sera reporté. Et les perspectives ? Pas très souriantes : « D’après l’avocat, comme Philippe est SDF, cela risque d’être difficile de lancer une procédure en référé. Mais c’est un point à éclaircir car, d’un point de vue administratif, il est domicilié à la mairie. »
Alors un collectif de soutien d’une centaine de personnes (avec notamment, deux anciens élus de la municipalité) est en train de passer à la vitesse supérieure pour interpeler autant les habitants, la mairie que la préfecture. En tête de leur tract ? Cette phrase de Camus : « La démocratie, ce n’est pas la loi de la majorité mais la protection de la minorité. » Comme le résume José Lejeune, un des soutiens : « Il y a deux ans, l’installation d’une première antenne s’était déjà mal passée et on se l’est faite imposer alors que seule une minorité de personnes avait répondu à l’enquête. Là, si on ne fait rien, Philippe va devoir partir et sera condamné à errer. Voire à être parqué ! C’est fou ! Alors que la fibre est en train d’arriver et que, pour la téléphonie, il y a une solution : il suffit de réorienter un des émetteurs. »
Contactée, la maire, Florence Cheilan (DVD), renvoie vers la préfecture (1) tout en disant avoir fait valoir « la pertinence d’une réunion avec toutes les parties ». En attendant, Philippe voit défiler les journalistes : France 3, BFM… On lui propose le dernier numéro du Ravi. Il décline : « Étant aussi chimico-sensible, je suis très sensible aux odeurs. Les parfums, la lessive, l’essence, la fumée de bois… Je ne supporte pas l’odeur de l’encre. Pour lire un journal ou un livre, il faut qu’il soit un peu vieux. Mais pas trop car sinon, il y a des odeurs de moisissure. » Laure récupère le journal : « Il suffira que je le scanne et que je le réimprime ! » Soupir de son compagnon : « C’est sûr que, vivre avec moi, c’est loin d’être facile… »
1. Celle-ci nous a fait savoir qu’elle ne souhaitait pas s’exprimer sur le sujet.