Ça mousse en Provence
India Pale Ale, sweet stout, sour, black Ale… Si tout ce vocabulaire est étranger à vos palais néophytes, bienvenue dans le monde de la bière artisanale, loin du triptyque blonde-blanche-ambrée. À partir de quatre ingrédients, du houblon, du malt, de l’eau et des levures, s’ouvre tout un champ des possibles.
En Paca, des micro-brasseries apparaissent chaque année, et inondent le marché local de bière. 55 000 hectolitres y ont été produits en 2020. « Cette région n’a pas d’historique brassicole à proprement parler, mais n’est pas à la traîne non plus. Ça bouge bien », résume Emmanuel Gillard, auteur de La bière en France, qui répertorie chaque année les brasseries françaises. Encore à son adolescence, la bière artisanale de Paca a hâte de grandir.
Biéro-écolo
La région voit arriver ses premiers brasseurs au début des années 2010. Pionnière, la bière de la Plaine fait référence à Marseille depuis 2013. « On a fait des tests à Belsunce puis on a ouvert à la Plaine. Les banquiers n’y croyaient pas. On a fait plusieurs banques avant qu’ils comprennent qu’on n’était pas un restaurant », se souvient Salem Haji. Huit ans plus tard, la brasserie déménage dans une ancienne chocolaterie à la Valentine et brasse 1500 hectolitres de bières par an. Un volume très modeste face aux 1,75 millions d’hectolitres produits par Heineken à quelques mètres de là…
Conscients de ne pas peser bien lourd, ils participent aux premières réunions du Syndicat des brasseurs indépendants. Et se fédèrent avec des brasseries locales pour organiser des festivals. Ainsi naît l’association Bière de Provence, aujourd’hui composée d’une vingtaine de brasseries. « On est des petites structures et on veut le rester, mais pour ça il faut se fédérer. Je trouvais ça important qu’on soit ensemble et pas que concurrents. On continue d’apprendre les uns des autres », souligne Salem Haji. Moteur de la filière brassicole dans la région, l’association veut défendre une façon éthique de faire de la bière.
« Une bière de terroir peut émerger »
Au milieu de ses cuves, Flavien Lombardi nous accueille. Bonnet sur la tête, barbe fournie, écouteurs et lunettes rondes, le co-fondateur aux airs de hipster est particulièrement fier de ses bières Aquae Maltae, distribuées « d’Arles jusqu’à Menton ». Il veut défendre son savoir-faire d’artisan. « On voulait que les clients du bar nous voient en train de brasser. On veut expliquer comment la bière est faite. Et les encourager à aller demander ailleurs comment tout type de produits sont fabriqués », explique-t-il.
Si beaucoup de brasseurs, comme Flavien, ont commencé en autodidacte, la transmission du savoir-faire commence à s’institutionnaliser. L’IFCO, une école de zythologie, l’étude de la bière, a créé une antenne à Marseille. L’IUT d’Avignon propose aussi une formation sur les techniques de brassage. « On reçoit surtout des personnes en reconversion. Mais aussi des brasseurs installés qui manquent de connaissances scientifiques, sur la microbiologie, le contrôle qualité, l’hygiène et la sécurité. Et une partie de zythologie qui est assez appréciée », explique Michel Jobin, responsable du DU de « technicien.ne de process brassicole » à l’IUT d’Avignon.
« Si on veut embaucher, cela permet d’avoir quelqu’un qui est déjà formé. C’est vraiment intéressant », analyse Flavien Lombardi. Celui qui a fondé sa brasserie en 2015, est devenu le président de La Bière de Provence, un peu par hasard au détour d’une réunion. Dans sa charte, l’association prône des valeurs fortes : indépendance, transparence, solidarité, respect de l’environnement.
Pourtant, faire de la bière ce n’est pas si écologique. Cela demande beaucoup d’eau et d’énergie. Les bouteilles en verre ne sont pas vraiment biodégradables et le processus rejette un déchet céréalier : la drèche. Alors les brasseurs provençaux trouvent des solutions pour limiter l’impact sur l’environnement. « La majorité des brasseurs filent la drèche à des agriculteurs des alentours », affirme Flavien Lombardi.
« Toutes nos matières premières sont bio », assure Jérôme Talin, de la brasserie-bar Zoumaï à Marseille. Le brasseur se tourne vers le tableau des consommations. « Il faudrait que je l’écrive d’ailleurs… », souffle-t-il. Il ne l’a pas vraiment mis en avant, car pour les brasseurs artisanaux, le bio, c’est une évidence. Pour aller jusqu’au bout de sa démarche écologique, Zoumaï veut réutiliser ses contenants. La consigne sur les bouteilles de 75cl commence à se mettre en place, nettoyées par l’association Incassable. « Pour les fûts réutilisables en inox, on n’a pas encore commencé. Ce changement nous fait un peu peur mais on va s’y mettre ! », lance Jérôme tout en jetant un œil amusé mais peu rassuré à son associé.
Artisanale, bio, 0 déchet, indépendance, les brasseurs provençaux cochent toutes les cases de l’entreprise vertueuse. Toutes ? Sauf une. Leurs houblons viennent d’Allemagne, des États-Unis, d’Angleterre. Leurs malts, de Belgique ou d’Alsace. Pour voir une bière provençale 100 % locale, un pas de géant reste à faire. Reconstituer une filière houblon et malt en Paca. Un chantier dans lequel s’est lancé la Bière de Provence.
Mission AOP
« Ce serait bien qu’on puisse s’approvisionner localement en malt et en houblon, et sortir de l’industriel. L’idéal serait de faire du bio, du local et de l’artisanal. On n’arrive pas toujours à tout faire », reconnaît Salem Haji. Le projet de culture de houblon est financé par le Fonds européen agricole pour le développement rural (FEADER) à hauteur de 246 000 euros. Un second objectif, celui de créer une malterie locale pour transformer l’orge en malt, a reçu 137 000 euros du FEADER. « On réfléchit à une façon de monter une malterie sur un modèle coopératif », explique Thomas Narcy, en charge de ces dossiers au sein de l’association. Avec pour objectif, à terme, 1500 à 2000 tonnes de malt produites dans la région.
Côté houblon, « l’idée c’est d’encourager des agriculteurs porteurs de projet à avoir une production conséquente pour alimenter les brasseurs locaux », développe-t-il. Depuis 2018, six exploitations font partie de l’expérimentation. « Selon les saisons, c’est compliqué d’avoir du houblon bio au niveau national. Les brasseries bios ont des dérogations, qui les autorisent à produire avec du houblon conventionnel », détaille-t-il. Une façon de faire loin d’être satisfaisante pour les brasseurs de la Bière de Provence.
Derrière tout ça, se dessine un objectif lointain : créer une bière de terroir. Qui pourrait recevoir un label, comme les vins AOP. Le 14 décembre, l’association a organisé une dégustation de bières, réalisées avec les premiers houblons. Emmanuel Gillard y a participé. « On s’est rendu compte qu’une bière de terroir peut émerger, même s’il est trop tôt pour tirer des généralités, analyse-t-il avant de donner un exemple. Là où le houblon bénéficiait de plus d’ensoleillement, cela donnait plus d’huiles essentielles à dominantes fruitées. Il va falloir voir comment les houblons se comportent pour établir les principales saveurs du houblon provençal. » Et une fois les profils de houblons établis : au tour des brasseurs de jouer !