« La crise a rendu visible ce que l’on dénonçait »
Quel bilan tirez-vous de la gestion de l’hébergement des sans-abri à Marseille depuis le début de la pandémie ?
[Elle] a montré qu’à Marseille la crise du mal-logement et du sans-abrisme était déjà là. Elle a rendu visible ce que l’on dénonçait : les gens à la rue, la sur-occupation des logements… [Logiquement], l’impact du Covid a été plus important sur les populations précaires.
Mais on ne peut pas dire que rien n’a été fait, car la réponse publique a été ambitieuse. L’État a déloqué des crédits massifs pour ouvrir des places d’hébergement pour presque tout le monde, alors que les années [précédentes] il avait plutôt une gestion au thermomètre [selon les besoins annuels, Ndlr]. [C’est] presque 2 000 places en hôtel de plus sur Marseille et les Bouches-du-Rhône, un doublement du nombre de places d’hébergement d’urgence à Marseille…
Cet effort a été considérable, et réalisé en trois mois, mais n’est pas à la hauteur. Plein de gens – en squat, dans les bidonvilles… – sont restés à la rue. Ça a aussi été trop lent. Pour des gens à la rue avec de graves facteurs de co-morbidité et sans ressources, il y avait urgence ! Et puis l’hôtel, c’est rarement satisfaisant. Ça peut offrir de la liberté à des personnes, mais pour beaucoup, notamment les familles, ça n’est pas digne.
Votre rapport annuel sur le mal-logement met l’accent sur « l’effet loupe » de la crise sur les dysfonctionnements de la prise en charge des personnes sans-abri à Marseille, notamment les défaillances du Service intégré d’accueil et d’orientation (SIAO).
Au-delà du SIAO, il y a un problème structurel. L’effet loupe de la crise a fait que l’État et les pouvoirs publics ont admis implicitement qu’ils laissent des milliers de personnes à la rue. Pendant la crise, on a découvert 1 700 personnes sans-abri supplémentaires, dont plus de 500 enfants ! Le 20 janvier, il va y avoir la première nuit de la solidarité à Marseille, on va donc commencer à avoir une estimation des besoins, même si elle est imparfaite.
[Pourtant], à sa création, le SIAO est plutôt une bonne idée pour coordonner et organiser les réponses au sans-abrisme. L’idée était qu’il structure la réponse face aux besoins tout en mettant de la justice, car avant les réponses dépendaient avant tout des interconnaissances des travailleurs sociaux. Mais sa mise en place est très différente d’un territoire à un autre en termes de gouvernance, d’effectifs, de moyens, de pratiques. A Marseille il y a des critères de priorité, comme l’âge des enfants ou un nombre limité de nuitées en centre d’hébergement comme en hôtel, la situation administrative, qui sont scandaleux pour nous. En plus des spécificités locales, Paca et les Bouches-du-Rhône ont un nombre de places d’hébergement inférieur à la moyenne nationale. Donc on gère la pénurie plutôt que les besoins. Ça ne peut que dysfonctionner.
Où en est-on aujourd’hui, dix-huit mois après le début de la crise ?
La bonne nouvelle, c’est le maintien des places d’hébergement jusqu’à fin mars 2022. Mais il faut rester vigilant parce qu’il n’y a plus d’ouverture de places nouvelles, alors que jusqu’ici on en créait en fonction des besoins. Les instructions de sortir les gens de l’urgence d’ici mars 2022 semblent également difficilement atteignables sur un territoire tendu comme le nôtre et avec le refus des pouvoirs publics de prendre en compte la réalité du terrain, où plus de la moitié des sans-abri sont des « Dublinés », des personnes sous le coup d’une interdiction de territoire ou sans-papiers. S’il n’y a pas de régularisation ou de solutions dictées pour eux, ces instructions sont hypocrites.
Avant la crise, la règle tacite rappelée mais jamais écrite, c’était que pour ces personnes, il n’y avait aucune raison d’établir une fiche SIAO puisqu’il n’y avait pas de solution pour elles. Il y a donc une invisibilisation de ces publics, qui sautent pourtant aux yeux de temps en temps, comme lors de l’incendie des Flamants dans lequel trois personnes sont mortes et 150 ont été évacuées. Des gens qui auraient dû être en hébergement d’urgence ou en logement.
Le rapport insiste aussi sur la capacité des personnes sans-abri à invertir leurs logements pendant la crise…
La vraie réponse, c’est le logement d’abord que la Fondation abbé Pierre (Fap) défend depuis plus de dix ans. Parce qu’une fois que la personne est logée, on peut vraiment l’accompagner. Ce qui ne coûte pas forcément plus cher et permet à la personne de se construire un parcours.
En 2018, Emmanuel Macron a lancé un plan quinquennal « pour le logement d’abord et de lutte contre le sans-abrisme ». Quel bilan en tirer ?
C’est toujours long pour qu’une politique nationale se traduise sur un territoire. Philosophiquement, l’approche est bonne puisque le logement doit être le point de départ. Ça a été expérimenté ailleurs, en Finlande comme en Amérique du Nord, et ça marche sans être plus coûteux [que ce que l’on fait]. A Marseille, on a aussi expérimenté le « chez soi d’abord » il y a dix ans et on a aussi montré que ça marchait. C’est dommage que la métropole ne candidate à l’appel à manifestation que maintenant alors qu’on était précurseur…
Mais si le plan est très bien fait, le gouvernement qui le porte n’a jamais tenu ses promesses en matière de construction de logements sociaux. Il y a même eu une baisse de l’effort public. Notre crainte est donc grande. Comment un territoire peut entrer dans le logement d’abord avec un bilan SRU 2016-2019 catastrophique (la loi « Solidarité et renouvellement urbain » fixe un seuil minimum de logements sociaux, Ndlr), un bilan 2020 pire, sans plan local d’urbanisme et des perspectives 2021 pas meilleures ? Sans oublier qu’on a le plus grand mal à reloger les 5 000 délogés depuis le 5 novembre 2018 et qu’on estime qu’il va falloir trouver une solution de logement pour 8 000 ménages dans le cadre des opérations de renouvellement urbain…
On peut parler de manque de volonté politique ?
On ne peut pas construire une politique sans connaître les besoins. Le logement d’abord ne peut pas non plus se mettre en place sans offre de logements adaptée. Il faut du logement très social dans le centre ville et les quartiers sud de Marseille pour mettre fin aux parcours habituels : des gens qui vivent dans des logements insalubres, qui mettent des mois à obtenir un Dalo (Droit au logement opposable) et encore plus longtemps pour se voir proposer un logement social dans les quartiers nord inaccessible en transport en commun. Il doit y avoir un rééquilibrage territorial.
La réponse de la métropole ne doit être ni une synthèse des réponses actuelles, ni la collection d’outils qu’on utilise déjà. Je suis d’accord sur la nécessité d’un audit du SIAO ou de mobiliser d’autres contingents pour proposer des hébergements adaptés, comme cela est proposé, mais il faut plus que trois mesures. Il faut construire une offre de logements adéquate, c’est-à-dire des milliers de logements très sociaux, et une connaissance des publics, y compris ceux en précarité administrative.
Vous ne semblez pas avoir une grande confiance dans le monde d’après promis par le président de la République…
Il y a des choses positives qui vont rester : des douches à Marseille pour les sans-abri pour lesquelles la Fap s’est battue pendant quinze ans, l’alimentation en eau des bidonvilles, les places d’hébergement d’urgence qu’on a gagnées. Même si pour ce dernier point, seule la loi de finances de 2022 dira ce que sera le monde d’après pour les plus précaires.
Des choses opérationnelles demeurent également, comme le logement d’abord qui se développe sur la région, à Marseille, Avignon et Toulon, en plus de Nice, qui est précurseur. Il y a aussi les places d’hébergement d’urgence qui ont été créées. Si ça perdure, on aura au moins retenu ça de la crise.
Mais les acteurs locaux sont dépassés et fatigués. La crise sanitaire arrive après la crise de l’habitat indigne, et il y a la crise climatique qui approche. Il n’y a pas de fatalité, mais il y a une exigence encore plus forte. Collectivement, il faut que l’on garde le souvenir de ce qui s’est passé pendant la crise, qu’on garde une colère sur ce qu’on a pu voir, comme la grande précarité. Pour faire face aux nouvelles crises qui se profilent, il faut que l’on construise une réponse structurelle. Si une société exclut ses plus fragiles, elle ne fait plus société. Aujourd’hui, c’est le cas. Dans le monde d’après, il faut que ça, ça ait changé.
Propos recueillis par Jean-François Poupelin