Gênes-Marseille : le sang pour ciment
Ne serait-ce la taille de l’édifice, la zone industrielle et le périmètre de sécurité, il y aurait presque à Gênes un petit côté « Avignon » depuis que le pont Morandi s’est effondré. Mais, en arrivant dans la capitale de la Ligurie, on pense à Marseille. Une Marseille longiligne, avec Fos à la place de l’Estaque, un port aussi obèse et tortueux que le centre ancien, flanqué de barres HLM et de villas. Avec, capitale européenne de la culture oblige, un front de mer lifté de près.
Frères ennemis ou sœurs siamoises ? Trois mois avant l’effondrement des immeubles à Noailles, le pont Morandi s’écroule. Mais tandis que Gaudin veut, lui, « sortir de la rue d’Aubagne », son homologue génois de centre droit, Marco Bucci, devient « commissaire extraordinaire à la reconstruction ». L’occasion de voir comment font face ces villes balafrées où se conjuguent désorganisation, inquiétude, colère et critiques.
Zone militarisée
Ce matin-là, au pied des piliers restants du viaduc, les comités d’habitants qui se sont constitués au lendemain de la catastrophe rendent hommage, six mois après, aux 43 victimes en lançant des roses dans le fleuve qui, dans l’ouest industriel du 1er port d’Italie, serpente entre rails, routes et usines. Responsable de l’un d’eux, Antonella, en voyant les ouvriers démonter le « Morandi », fronce les sourcils. Certes, « quand on était étudiants, on évitait de parler en passant dessous car ça portait malheur ». Mais, pour elle, tout va trop vite et trop lentement.
Trop lentement parce que Gênes « est encore totalement désorganisée ». Pour passer d’un côté à l’autre de la « zone rouge » gardée par l’armée qui entoure le pont, il ne faut plus 5 minutes mais 30 en bus et métro, le double en voiture. Et, même si « par solidarité, certains sont venus faire leurs courses de Noël ici », les commerces « tirent la langue ». Voire, comme quelques usines, le rideau.
Mais tout va trop vite. Dans l’eau du fleuve, des restes de béton : « Il y a de l’amiante. Quelles vont être les conséquences de la déconstruction ? Déjà qu’on vit dans un environnement des plus pollués. » Des préoccupations qu’affichent sur leur banderole ceux qui habitent sous le pont : « On veut vivre, pas seulement exister », lit-on rue Porro où la tente du comité fait office de MJC. Une banderole ironise sur le « nouveau pont » qui doit être livré pour 2020 et 200 millions d’euros : « Le 1er pilier, c’est la santé. » Le mot d’ordre ? « R-existence ! »
Antonella fait la moue : « Ici, c’est un quartier pauvre. On n’écoute guère les habitants. » Gina, de la « Via Porro », en parlant de la prochaine réunion de concertation, se veut plus mesurée : « L’important, c’est maintenir le dialogue. » Qu’importe si la construction du nouvel ouvrage va entraîner la destruction des immeubles dans un quartier qui a vu 600 personnes déplacées et dont le relogement définitif commence à peine. Ce qu’elle espère, c’est « un centre culturel et un commissariat ». Et, bien sûr, un nouveau pont !
A la seule évocation de Renzo Piano, l’architecte génois à l’origine du lifting du port antique et dont le projet a été, sans surprise, retenu pour remplacer le « Morandi », Carmen Andriani fait la moue. Prof d’architecture à la fac, avec son exposition « Vu du pont », elle milite pour qu’« au-delà de la reconstruction de l’édifice, on n’oublie pas la question de la revitalisation de la vallée. Et d’une ville postindustrielle ».
Cap sur les grands travaux
Elle aurait bien, à titre patrimonial, conservé les restes du viaduc. « Pas question ! », tonne Simonetta Cenci, en charge de l’urbanisme à Gênes. Pour elle, après « 3 mois de discussion » et un bras de fer avec la société d’autoroute Autrostrade, l’heure est à la reconstruction. Au pas de charge. Devant elle, une carte qui promet, autour du pont, une « Green Factory » avec « espaces verts », « pistes cyclables » et une « place » pour « mémorial ».
Et de balayer toute critique. Que ce soit à propos de la double casquette de son « maire-commissaire » qu’elle compare à « Janus », le dieu fondateur de Gênes, et ses « deux visages pour voir le futur et le passé » ! Ou à l’encontre des projets controversés que la catastrophe a remis en selle : la « TAV », le projet de ligne à grande vitesse Lyon-Turin et le contournement autoroutier de la « Gronda »…
Grimace de Giacomo Marchetti, représentant de Potere al Popolo (la gauche de la gauche italienne) et syndicaliste sur le port : « La mobilisation n’a pas débouché, comme à Marseille, sur une réflexion sur l’urbanisme. Au contraire : le gouvernement, comme le maire, est en passe de faire de cette crise un atout. »
Même analyse de Pablo Calzeroni, journaliste au Secolo XIX. Dans la ville de Beppe Grillo, fondateur du Mouvement 5 étoiles, qui avait parlé de « fable » à propos des risques d’effondrement du « Morandi », il y a, rappelle-t-il « la même coalition qu’à la tête du pays. Et c’est la Ligue, partisane de grands travaux, qui a le vent en poupe ». Et tant pis si c’est un terrain propice pour « la corruption et la mafia ».
Reste que « si on veut éviter l’asphyxie, il faut un pont ». Le pire, d’après lui, « c’est que tout le monde savait. Et a fermé les yeux ». Comme le note notre prof d’archi, « à Marseille comme à Gênes, la problématique, c’est l’entretien ». Et d’après l’architecte génois Pablo Bandini, « ce qui s’est passé à Marseille pourrait se dérouler à Gênes. Aujourd’hui, les élus font feu de tout bois. Mais, quand il y a des morts, c’est toujours trop tard ». Marseille-Gênes, frères de sang ?