Frontière inégale
515 kilomètres. Voilà la longueur de cette ligne imaginaire entre France et Italie, bien réelle administrativement. Cette frontière est relativement jeune : elle date de 1860, quand une partie du royaume de Piémont-Sardaigne devient française et que l’Italie s’unifie. Avec les accords de Schengen qui prévoient la libre circulation des personnes et des marchandises et leur mise en place en 1995, cette ligne devient peu à peu fictive et les postes-frontières se transforment en ruines.
Mais 15 ans plus tard, les douaniers sont peu à peu remplacés. Dès 2011 et le Printemps arabe, des postes de contrôle sont réinvestis pour endiguer la venue de réfugiés, tunisiens notamment. « Commence un nouveau rapport à cette frontière, une redistribution des cartes et territoires », estime Yvan Gastaut, historien spécialisé des migrations au laboratoire Urmis de l’université de Nice. Et les choses vont encore se corser. En novembre 2015, en vue de la Cop 21, la France décide de rétablir le contrôle aux frontières sur tout le territoire. L’annonce de l’état d’urgence, le soir des attentats du 13 novembre, prolonge la mesure. Jusqu’à la traduction dans la loi de cet état d’urgence en 2017.
Peu à peu, gendarmes, policiers aux frontières, militaires, pullulent de Menton à Briançon. La frontière est remilitarisée. Officiellement, et c’est toute l’ambiguïté de la mesure, les frontières sont rétablies pour lutter contre le terrorisme. Elles servent en fait à la lutte contre l’immigration, un détour illégal de la procédure Schengen. Des accords en échec total : « Ce retour des contrôles met en péril Schengen. La réalité est contrariée : c’est une frontière à deux vitesses, selon qu’on soit européen ou non. »
Le retour des frontières a un double impact. Le premier est matériel : c’est une entrave à la circulation pour les locaux, les travailleurs transfrontaliers. Avec des conséquences sur l’économie, surtout pour l’Italie, à Vintimille par exemple. « C’est une ville frontière, très dépendante économiquement de la France, explique Daniela Trucco, politiste et chercheuse associée au laboratoire Ermes qui dépend aussi de l’université de Nice. A la fois pour les Italiens qui travaillent en France mais aussi grâce au pouvoir d’achat des Français qui viennent y faire des affaires. Depuis 2015, l’image de la ville s’est très fortement dégradée avec des milliers de réfugiés bloqués. La misère est devenue visible. Il y a eu beaucoup d’élans de solidarité mais aussi des protestations de riverains, de commerçants. Non pas dans un rejet anti-migrants classiques, finalement ce n’est pas eux le problème, mais à l’encontre de ce que le phénomène produit. Et il y a donc une ambiguïté car, vu d’Italie, c’est la France qui est responsable du problème. » Autre paradoxe, sur le plan transnational : une fermeture des frontières alors que plus de 25 milliards d’euros sont dépensés pour construire une liaison TGV entre Lyon et Turin très décriée de part et d’autre de la frontière.
Le deuxième impact est psychologique. « Cela recrée des tensions, une altérité. Les deux pays se retrouvent dos à dos, souligne Yvan Gastaut. La situation diplomatique le confirme… On remet de la séparation dans des territoires où il y avait de la cohérence : de la Roya pour aller à Nice, le plus simple est de passer par l’Italie ! » Et dans cette vallée, où le médiatique Cédric Herrou vient en aide aux réfugiés, les effets indésirables de cette politique se font sentir. « Le retour de la frontière géographique est venu se calquer sur les frontières et les représentations sociales. Un réseau de solidarité s’est mis en place mais en face, d’autres habitants se sont organisés dans la démarche opposée. Les tensions s’exacerbent », explique Luca Giliberti, étudiant en sociologie à Gênes et auteur d’une thèse en cours de rédaction sur les solidarités dans la Roya.
Cette remilitarisation a un coût. Officiellement, aucun chiffre n’a fuité mais un montant tourne dans les réseaux associatifs : 60 000 euros par jour. Soit plus de 20 millions d’euros par an… Une somme qui pourrait être autrement utile. Yvon Gastaut en fait un parallèle historique : « La ligne Maginot a coûté très cher. Elle n’a servi à rien ou presque… » Mais beaucoup plus grave que les gros sous, cette frontière est surtout mortelle. Depuis 2015, 26 personnes y ont trouvé la mort en tentant de rejoindre le pays des droits de l’Homme. Le dernier en date : un Togolais de 28 ans mort par hypothermie, dans le secteur frontalier du Montgenèvre, là où touristes en ski croisent en pleine journée les forçats de l’exil…