« Qu’est-ce que vous n’avez pas compris ? »
10h20
Bretelle d’autoroute au-dessus de la tête, ambiance de coupe-gorge, carcasse de fauteuil et monticule de déchets… L’annexe du tribunal de grande instance de Marseille du centre de rétention (CRA) du Canet dans les quartiers nord de la ville (14ème arrondissement), est aussi accueillante qu’une porte de prison. Selon les associations de défense des migrants, les audiences du juge des libertés et de la détention s’y déroulent d’ailleurs en toute intimité et dans une trop grande proximité entre le représentant de la préfecture et le magistrat (1).
10h22
« Moi, je préfère mourir ici ! » Ali Zawa, un Libyen d’une trentaine d’années au regard sombre, en short et chemise, défie Catherine Charbit-Marquis, la juge des libertés et de la détention (JLD) du jour (nous sommes le 16 juillet 2018), une brune à la queue de cheval sévère et au bronzage estival, au moment où le grand reporter du Ravi se glisse dans la petite salle vert pastel et vide.
10h26
Le retenu est de plus en plus agité. Il sort de la prison des Baumettes où il vient de purger une peine d’un an et demi pour vol avec violence. Sans papiers, Ali Zawa est désormais sous le coup d’une obligation de quitter le territoire. Ce qu’il refuse. Et comme son pays natal assure ne pas le connaître, le représentant de la préfecture, un quadra en chemisette, demande son maintien en rétention jusqu’au prochain vol pour l’Allemagne, territoire par lequel il est entré en Europe. Pour Ali Zawa, ça signifie, in fine, un retour certain au Moyen-Orient. Il continue de gronder : « Je préfère mourir ici ! »
10h29
« Pourquoi avoir refusé de discuter avec votre consulat ? », interroge Catherine Charbit-Marquis. La magistrate et sa queue de cheval semblent chagrinées par l’intransigeance de leur premier client de la journée. Peut-être même plus que par ses menaces de suicides à répétition, qu’elles balaient d’un simple « vous vous rendez compte de ce que vous dites ? ». Pourtant, Ali Zawa ne serait pas le premier à passer à l’acte au centre de rétention du Canet. Fin 2017, il y a eu sept tentatives en deux mois, dont une finalement fatale. Parmi les plus grands de France, le CRA de Marseille est régulièrement pointé du doigt par les associations comme par le contrôleur général des lieux de privation de liberté : les retenus y subissent un régime quasi carcéral agrémenté de nombreuses privations (droit de visite, produits d’hygiène, etc…). De multiples dysfonctionnements et malfaçons y persistent depuis son ouverture en 2006, comme les inondations régulières, des problèmes d’accès à l’eau ou de chauffage (2).
10h33
Avant d’inviter le grand reporter du Ravi à quitter la salle, façon d’argumenter en toute discrétion sa décision de suivre le représentant de la préfecture, Catherine Charbit-Marquis prévient Ali Zawa : « Je vous rappelle que refuser son expulsion est un délit ! »
10h38
Une agent de la police de l’air et des frontières rouvre la porte alors que le Libyen sort encadré par deux de ses collègues en lançant une dernière fois : « Je partir pas en Allemagne ! »
10h40
Les cognes reviennent hilares avec Mocef Jizini, un jeune trentenaire au physique latin en short et t-shirt, qui s’excuse de sa tenue dans un français encore plus approximatif que celui d’Ali Zawa. Il a été arrêté sur les plages du Prado à Marseille, où il avait posé sa tente à l’occasion d’un festival de musique. Juge, représentant de la préfecture et avocate sourient de la scène.
10h41
Catherine Charbit-Marquis se reprend immédiatement : « Je me présente, je suis le juge des libertés et de la détention. Vous avez été interpellé sur la plage, dans un contexte de consommation d’alcool et alors que vous faisiez du camping sauvage… » « Je ne bois pas d’alcool et je n’étais pas la seule tente », tente timidement le jeune homme. La JLD poursuit sans relever : « Vous êtes en situation irrégulière, mais vous dites que vous vivez depuis toujours en Sicile. Votre avocate va demander la nullité de la procédure pour irrégularité du contrôle d’identité. » Et de conclure étrangement : « Si vous ne comprenez pas tout, ce n’est pas grave. » Pour preuve : aucun interprète n’a été requis…
10h44
Mutique pendant l’audience d’Ali Jawa, maître Sofia Bouyadou, en jeans et sandalettes sous sa robe d’avocate, retrouve la parole. « On reproche à mon client du camping sauvage, un contexte de consommation d’alcool. Mais il ne finit pas en cellule de dégrisement et il n’y a aucun trouble à l’ordre public. Rien ne justifie le contrôle d’identité ! », argue l’avocate. Réponse du représentant de la préfecture, qui légitime les contrôles au faciès : « Il n’y a pas obligatoirement besoin de flagrance puisque la loi autorise le contrôle de toute personne soupçonnée. »
10h48
L’affaire se complique et plombe l’ambiance. Le représentant de la préfecture reproche en fait au trentenaire de faire l’objet d’une « obligation de quitter le territoire » (OQT), depuis le printemps et une précédente arrestation à Marseille, ainsi que de ne pas être reconnu par nos voisins transalpins comme un de leurs résidents. « J’ai perdu ma demande de renouvellement de carte de séjour, se défend le Tunisien. J’ai fait une déclaration de perte. » « Elle est où cette déclaration de perte ? », interroge Catherine Charbit-Marquis. Le Tunisien, presque soulagé : « Dans mon téléphone, j’ai tout dans mon téléphone ! » Manque de bol, l’appareil est sous séquestre car le CRA interdit aux retenus la possession de téléphone faisant des photos. On se demande bien pourquoi…
10h51
Nouveau rebondissement ! Le représentant de la préfecture annonce maintenant que la Tunisie reconnaît Mocef Jizini comme un de ses ressortissants et qu’elle est prête à l’accueillir. « J’ai toujours vécu en Italie, j’ai toute ma famille en Italie », gémit le jeune homme.
10h55
L’audience est de plus en plus tendue. La magistrate se veut rassurante : « Quand ma décision sera notifiée, vous aurez 24 heures pour faire appel. Si tout est sur votre téléphone… » Et de s’inquiéter : « Il peut avoir accès à son téléphone ? » Réponse d’un policier : « Oui, mais pas seul. » Toujours cette pudeur de l’administration.
10h57
Maître Bouyadou s’énerve : « Mon client a l’impression de ne pas être entendu, de ne pas être compris. On lui parle de Tunisie alors que toute sa famille vit en Italie et qu’il a juste des difficultés à attester de sa situation… » Mais Catherine Charbit-Marquis et sa queue de cheval ont tranché. « Je vais faire droit à la demande de la préfecture de vous maintenir au centre », annonce à Mocef Jizini la JLD. Avant d’insister : « Qu’est-ce que vous n’avez pas compris ? Vous avez 24 heures pour faire appel. Le juge applique la loi, il vous faut prouver votre situation et votre téléphone n’est pas à l’audience… »
11h00
La salle est de nouveau vidée du grand reporter du Ravi afin de laisser la juge motiver sa décision en toute discrétion. Et de s’éclipser tout aussi discrètement : deux minutes plus tard, une policière annonce à travers la porte vitrée que l’audience a été levée.
Jean-François Poupelin
1. ASSFAM, Forum réfugiés – Cosi, France terre d’asile, La Cimade, Ordre de Malte France, Solidarité Mayotte, Centres et locaux de rétention administrative. Rapport 2016, 06/2017.
2. Marsactu, 06/01/2018. Suite à une coupure d’eau et à une panne de la climatisation, le CRA a été fermé le 11 août. Au moment du bouclage du Ravi, il l’était toujours.
CRA
Le Canet
Marseille 3ème
Ouverture : 4 juin 2006
Capacité : 136 places, 69 chambres de deux lits
Communs par bloc de 15 chambres : salle de télévision, salle commune (ping pong, banc de musculation…), cour de promenade bétonnée et recouverte d’un grillage. Accès libre de 6 heures à 23 heures.
Restauration et entretien : Défi Restauration et Elior, en sous-traitance de Vinci
Personnel médical : 3 médecins, 4 infirmières et une secrétaire médicale
Information et accompagnement juridique : Forum réfugiés – Cosi
Chiffres 2016
Nombre de personnes enfermées : 1401 (96,9 % d’hommes)
Principales nationalités : Algériens, Tunisiens et Marocains
Principale condition d’interpellation : contrôle dans l’espace public à 65 %
Durée moyenne de la détention : 17,5 jours (avec la loi Asile, définitivement adoptée le 1er août, la durée maximale de rétention va passer de 45 à 90 jours)
Expulsions : 47,6 %
Remise en liberté : 8,1 %
L’audience soumise au test du Ravi
Durée : 47 minutes
Présents : une juge des libertés et de la détention ; une greffière ; trois policiers de la police de l’air et des frontières ; un représentant de la préfecture ; une avocate ; deux retenus.
Temps de parole cumulé de la défense : 4 minutes.
Le public : le journaliste du Ravi.
Reportage publié dans le Ravi n°165, daté septembre 2018
Les dessins de Trax : en haut de page, Catherine Charbit-Marquis, juge des libertés et de la détention. En bas de page, Sofia Bouyadou, avocate commis d’office.