Une loi qui fout le bordel !
Place de la Visitation, dans le vieux Toulon (83), les résidences HLM ont remplacé les maisons closes des années 40. Dans son minuscule local, Muriel Huré, responsable varoise du mouvement du Nid (MDN), association d’entraide aux personnes prostituées, accueille ce matin deux jeunes nigérianes approchées sur le trottoir lors d’une maraude. Aïssatou (1), 26 ans est venue accompagner sa copine Maria (1), veste léopard et grosse croix blanche autour du cou, pour s’inscrire à des cours de français.
250 personnes se prostitueraient dans le Var dont 90 % d’étrangères. « Les françaises ont disparu des trottoirs et depuis que le réseau de Roumaines a été démantelé, l’an dernier, il ne reste que les Nigérianes », précise la bénévole. Elles sont toutes originaires de Benin City, au sud du Nigéria. Une ville subissant le déclin industriel et qui ne vit désormais qu’avec l’argent des migrants en provenance de réseaux de traites humaines. « Elles se disent toutes coiffeuses et auraient été approchées par une femme au pays qui leur aurait fait miroiter un travail dans sa boutique en France », explique Muriel Huré. Arrivées ici elles n’ont que le trottoir pour rembourser leurs dettes de passage. « Au début, ne connaissant pas la valeur de la monnaie, certaines acceptent deux euros, pour faire ça sans préservatifs ! », poursuit-elle.
Deux ans après l’adoption controversée de la loi du 13 avril 2016, dite de « lutte contre le système prostitutionnel », pour laquelle le Nid, association abolitionniste, a milité, Muriel Huré ne décolère pas car, dans le Var, rien n’a été mis en place. En abrogeant le délit de racolage, et en pénalisant le client (1500 euros d’amende, 3750 euros en cas de récidive, assorti d’un stage de sensibilisation) la loi devait faire passer les personnes prostituées du statut de délinquantes à celui de victimes du proxénétisme. Le volet social prévoit un parcours de sortie : arrêt de la prostitution en échange d’un cursus de formation et d’une aide financière de… 330 euros pour une personne seule. Pour les étrangers la demande de titre de séjour est, en théorie, facilité.
Chiffres dissimulés
« Ils s’en fichent complètement ! Il n’y a eu aucune pénalisation des clients et aucune commission pour valider les parcours de sortie », s’énerve la bénévole. « Dans le Var, aucun dossier de cette nature n’a été proposé », nous répond la préfecture par mail. Le MDN 83 s’occupe actuellement du dossier d’une jeune nigériane qui s’est prostituée dix ans dans différents pays d’Europe pour rembourser sa dette de 55 000 euros « de passage ». Elle doit encore 18 000 euros. « Je l’ai rencontrée sur le trottoir, elle n’en pouvait plus », explique Muriel Huré qui assure que le commissariat de Toulon aurait refusé de prendre le dépôt de la jeune femme contre son proxénète (2). « Alors que l’OFPRA en demande copie pour instruire son dossier ! Au pays son père s’est fait molester et casser la jambe parce qu’elle ne rembourse pas », poursuit-elle.
Faire le bilan de cette loi, en Paca, n’est pas chose aisée, car les chiffres sont difficiles à obtenir. Le Var ne fait pas figure d’exception. Dans le Vaucluse, non plus, la commission de parcours de sortie de la prostitution n’a pas été mise en place. La préfecture des Hautes-Alpes n’a pas de « données consolidées ». Les Bouches-du-Rhône ne communiqueront rien avant octobre. Concernant la pénalisation du client même omerta de la part de la préfecture de police du « 13 » qui n’a pas « actuellement ce type de statistiques ». Quant à la Brigade de répression du proxénétisme, ils ne répondent pas.
C’est surtout parce que la loi n’est pas ou mal appliquée. Selon les associations, à Marseille, aucun client n’aurait été pénalisé, à Nice et à Toulon non plus. Quelques rappels à l’ordre peut-être… Au niveau national, 2 363 procès verbaux auraient été dressés, mais rarement des amendes au dessus de 300 euros, selon le Parisien.fr (14/04/2018). « La mairie s’est opposée à ce que je mette des affiches sur la pénalisation du client dans la ville », explique Muriel Huré. Les préoccupations semblent être ailleurs, du côté de la traque des réseaux : roumain l’an dernier à Toulon, nigérian en ce début d’année à Marseille.
Frilosité avec les sans papiers
Dans la loi de finances 2018, les crédits accordés à « la prévention et lutte contre la prostitution et la traite des êtres humains » accusent une baisse de 26 % et passent de 6,8 millions d’euros à 5 millions d’euros. C’est à Nice que la première commission de parcours de sortie a eu lieu… en avril dernier seulement. Trois parcours sur 16 proposés ont été acceptés. « C’est une vraie question de politique locale. L’afflux de migrants lié à la proximité de Vintimille fait très peur », explique le MDN 06. Ce sont d’ailleurs les dossiers des sans papiers qui auraient été déboutés. À Marseille, la commission s’est réunie le 4 juillet, cinq parcours ont été validés, « il y a eu un changement de préfet, et la sortie de prostitution ne fait pas partie de la priorité du territoire, explique Nagham Hriech, psychologue de l’OICEM (Organisation internationale contre l’esclavage moderne). La temporalité est difficile à assumer pour la personne qui s’engage dans ce parcours de sortie ».
« 330 euros pour sortir du tapin c’est ce que je prenais pour une heure de domina ! », rigole Foxy, 31 ans, et dix ans de prostitution derrière elle, sur internet, puis pour payer sa drogue, dans la rue au rabais. « J’ai arrêté parce que j’avais fait le tour de la question, le dégoût est monté », explique celle qui est devenue infirmière, grâce une main tendue qui l’a aidée à se réinsérer. « Mais c’est moins facile de s’en sortir pour celles qui n’ont pas de papiers, souligne-t-elle. La pénalisation, ça signifie la prise de risque. L’important c’est de donner la parole aux personnes prostituées afin de savoir ce qu’elles veulent, plutôt que de penser à leur place. »
En 2016, des associations comme Regards à Marseille, s’inquiétaient de voir la pénalisation du client pousser les prostituées dans la clandestinité. Aujourd’hui même si la loi n’est pas réellement appliquée en Paca elle reste une épée de Damoclès. Le client marchande les prix – à la baisse – tout comme le préservatif. Médecins du monde a publié une étude qui dresse un bilan catastrophique de la loi en termes de violence, de santé et d’accompagnement. Avec une dizaine d’associations, dont le Strass (Syndicat du travail sexuel), ils ont déposé début septembre, une question prioritaire de constitutionnalité auprès du Conseil d’État pour demander l’abrogation de la loi.
Samantha Rouchard
1. Les prénoms ont été modifiés.
2. Muriel Huré a reçu une lettre du commissaire divisionnaire de Toulon pour des propos identiques tenus dans Var-matin. Sans affirmer qu’elle ment, le courrier s’emploie à justifier, maladroitement, le non enregistrement de la plainte : la loi du 13/04/2016 « n’exige en aucune manière qu’une plainte soit déposée à l’encontre d’un éventuel proxénète » prétend la police toulonnaise, affirmant que « le dépôt de plainte n’est pas possible pour le représentant d’une association ».
Enquête publiée dans le Ravi n°166, daté octobre 2018