Frontière sous haute-tension
La situation humanitaire et le climat politique ne cessent de se dégrader dans le Briançonnais. Depuis deux ans, 5 000 exilés y sont passés. Par centaines, des montagnards solidaires se mobilisent pour porter assistance et éviter que la montagne n’emporte des vies (Cf le Ravi n°154, 158, 159, 163).
A mesure que la frontière se durcit, les exilés cherchent à la contourner au prix de toujours plus de dangers. Les gelures, parfois jusqu’à l’amputation, se comptent par centaines. La frontière de ce coin des Alpes a rendu ses trois premiers morts en mai (1). L’irruption des militants d’extrême droite de Génération Identitaire (GI) a attisé les tensions. Après leur coup d’éclat du 21 avril au col de l’Échelle, ils ont passé presque deux mois à intimider migrants et solidaires. Fin juin, tout en affirmant avoir suspendu son « opération Alpes », GI ne « s’interdit pas de revenir mener d’autres actions plus fortes », nous dit Romain Espino, l’un des porte-paroles.
Instrumentalisation politique
Droites et extrême droite locales théorisent une peur montante chez une « majorité silencieuse des Briançonnais ». Leur revendication principale veut la fermeture du Refuge Solidaire, le lieu de premier accueil mis à disposition par la Communauté de communes du Briançonnais (CCB). « Assez de voir toute cette publicité sur "Briançon terre d’accueil de migrants" » martèle un collectif d’anonymes, La République des Escartons libres (2), s’inquiétant d’un « mini Calais » à venir. « Nous craignons que la bonne image pour le tourisme soit dégradée », détaille une membre du collectif. « Briançon n’est pas une ville de destination. Une centaine de migrants en même temps dans la ville ne fait pas changement », tempère Gérard Fromm, maire de Briançon (DVG, ex PS) et président de la CCB.
Romain Gryzka, premier opposant municipal (LR), « refuse de cautionner une vague migratoire énorme », tout en reconnaissant que « l’immigration apporte le mélange des cultures qui est un plus pour la société ». Chef des Républicains des Hautes-Alpes et candidat déchu au premier tour en 2014, Arnaud Murgia s’insurge régulièrement contre « un appel d’air institutionnalisé » (3). « Nous avons une convergence avec la droite sur cette question. Pourquoi ne pas envisager une alliance », espère Patrick Deroin, délégué départemental du Rassemblement national (RN, ex FN). L’allié idéologique de GI ne comptabilise qu’un seul élu dans le « 05 » (au Conseil régional). « Pas question qu’il y ait un accord d’appareil », oppose le candidat déjà déclaré Romain Gryzka.
Gérard Fromm, a « peur d’une radicalisation » du face-à-face entre extrême droite et extrême gauche. « Si les populismes ont gagné en Italie ce n’est pas par hasard. On n’a pas le droit de laisser l’Italie toute seule. L’Europe n’est pas là ! », y compris à Briançon. Jean-Louis Chevalier, maire de Névache et vice-président en charge du social à la CCB, revient aux fondamentaux des droits humains : « Une vie humaine, c’est une vie humaine. Il n’est pas question de laisser mourir dans nos montagnes. »
Entre « humanité et fermeté », l’État priorise ici aussi la fermeté. Dès l’action de GI et la réponse de militants anti-fascistes par une marche qui a franchi la frontière avec une trentaine de migrants le 22 avril, Gérard Collomb, ministre de l’Intérieur, a dépêché des renforts de gendarmerie et de police aux frontières (Paf).
Service humanitaire minimum
Côté humanité, mis en place en février, « le contrat qui lie l’Agence régionale de santé (ARS), l’hôpital de Briançon [et le Refuge Solidaire, NDLR], pour la santé des migrants est unique », se félicite Joël Giraud, le député (LREM). « L’État est présent par le secours en montagne et un local a été ouvert à la Paf de Montgenèvre pour mettre à l’abri en cas de mauvaises conditions météo », expose Cécile Bigot-Dekeyzer, préfète des Hautes-Alpes. A 1800 m d’altitude, il « a été installé le 27 novembre pour éviter, selon la Paf, de faire repartir de nuit vers l’Italie les personnes migrantes interpellées », précise la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) (4). Mais elle déplore un lieu dont « l’équipement est apparu rudimentaire », par ailleurs « privatif de liberté, hors de tout cadre légal et dans [lequel] aucun droit ne peut véritablement être exercé ».
Arrêtés après la manifestation pro-migrants du 22 avril, deux Suisses et une Italienne sont poursuivis par la justice. « Les Trois de Briançon » ont passé neuf jours en détention provisoire. Leur procès est renvoyé au 8 novembre prochain, dans l’attente que le conseil constitutionnel tranche sur une question prioritaire soulevée par les militants de la Roya, Cédric Herrou et Pierre-Alain Mannoni : est-ce que le « délit de solidarité » serait contraire à la devise républicaine de fraternité ?
Depuis deux ans, une cinquantaine de montagnards solidaires ont fait l’objet de convocations à la Paf ou à la gendarmerie. Ils dénoncent « deux poids, deux mesure », les militants identitaires n’ayant fait l’objet d’aucune poursuite, alors même que le ministère de la Justice pointait dans une circulaire des raisons de les inquiéter pour leurs « comportements hostiles à la circulation des migrants ».
Pierre Isnard-Dupuy
1. La frontière des Alpes-Maritimes a quant à elle fait au moins 16 morts depuis septembre 2016.
2. Du nom de la communauté locale qui s’administrait de façon autonome entre le XIVème et la Révolution française.
3. Contacté, il n’a pas donné suite au Ravi.
4. Dans un rapport paru le 19 juin, à consulter sur le www.cncdh.fr
Enquête publiée dans le Ravi n°164, daté juillet-août 2018