Montgenèvre, frontière à tout prix
Au tribunal de Gap, le procureur s’embringue dans un réquisitoire paradoxal. Apaisé sur le fond, mais sévère sur les peines réclamées. Ce jeudi 22 avril 2021, deux bénévoles de l’association Tous migrants (1) sont jugés pour « aide à l’entrée sur le territoire national d’étrangers en situation irrégulière ». Il leur est reproché d’avoir franchi la frontière le 19 novembre 2020 de l’Italie vers la France en plein après-midi en compagnie d’une famille afghane, sur un sentier situé dans un vallon proche du col de Montgenèvre à près de 1800 mètres d’altitude.
Les deux hommes de 28 et 31 ans réfutent, affirmant avoir porté assistance, à plusieurs centaines de mètres de la « ligne rouge » frontalière, au père, à la mère enceinte de 8 mois et aux deux enfants mineurs. Comme beaucoup de forces de l’ordre qui viennent en renfort, les gendarmes qui les ont interpellés sont basés loin, très loin : à Pontivy dans le Morbihan. Et la description des lieux faite par l’un d’entre eux est vague, très vague. Pour qui connaît bien le secteur, elle ne prouve rien. Cette frontière n’est pas matérialisée dans le paysage par un quelconque chemin ou torrent.
Prudent, le procureur Florent Crouhy ne veut pas « mettre les prévenus dans le même lot que les passeurs ». Il reconnaît même « une mission de quasi-service public » remplie par les associations. Il s’agirait donc de juger un acte délictueux isolé « qui ne s’intègre pas dans la volonté des associations ». « Est-ce que c’est grave ? », s’auto-interroge le parquetier. Pas vraiment, en convient-il lui-même : « Dans la gravité des faits tout est relatif ». Ce qui ne l’empêche pas de demander des peines salées à l’égard des deux Briançonnais : deux mois de prison avec sursis et cinq ans d’interdiction d’apparaître dans les Hautes-Alpes.
« Un coup de semonce »
Le jugement sera rendu le 27 mai, le même jour qu’un autre procès, l’audience en appel des « 7 de Briançon » qui avaient manifesté au printemps 2018 pour dénoncer l’opération anti-migrants de Génération Identitaire. Pour les soutiens rassemblés par centaines ce 22 avril devant le tribunal, les réquisitions résonnent comme une énième tentative de dissuasion. « L’interdiction de territoire, c’est un coup de semonce, ça fait peur à tout le monde », commente Agnès Antoine, l’une des responsables de Tous Migrants.
Depuis l’hiver 2016-2017, des milliers d’exilés tentent un périlleux voyage en haute-montagne pour rejoindre Briançon, à une dizaine de kilomètres après Montgenèvre. De là, ils continuent leur périple vers ailleurs en France ou en Europe. La traversée à pied peut avoir de graves conséquences : cinq exilés ont été retrouvés sans vie, d’autres ont fini lourdement handicapés (cf « L’autre Roya solidaire » le Ravi n°154), beaucoup se sont vu amputer un membre gelé… Pour éviter ces drames, des maraudeurs se mobilisent pour mettre à l’abri les personnes au Refuge solidaire de Briançon. Depuis 2019, les maraudes sont organisées conjointement par Médecins du monde et Tous migrants.
A 100 kilomètres des affirmations déconnectées du procureur, la pression se fait constante sur les solidaires. Sans toutefois les dissuader de participer toujours plus nombreux aux actions de mise à l’abri. Ce vendredi 23 avril, ils sont une douzaine à partir au crépuscule en maraude à Montgenèvre. le Ravi prend place dans la voiture de Médecins du Monde. Son équipage se compose de Tahnee, 28 ans, scénariste de BD récemment installée à Briançon, et Camille, 32 ans, infirmière marseillaise. Tahnee débute dans les maraudes et Camille vient deux week-ends par mois depuis août 2020.
La voiture sérigraphiée du logo de l’ONG sillonne les rues de la station de sport d’hiver en attente d’une éventuelle prise en charge. De temps en temps, les bénévoles en descendent pour faire de l’observation. Une heure après la tombée du jour, des voitures de gendarmerie arrivent en trombe du poste de la Police aux frontières (Paf). Des silhouettes s’en extraient à proximité de la patinoire et se dirigent vers le bois situé au-dessus. Les halos de leurs puissantes lampes illuminent les arbres comme en plein jour. Quelques minutes plus tard, les gendarmes semblent revenir bredouilles. Le mercure descend rapidement jusqu’à être proche de zéro.
Solidarité en expansion
Peu avant minuit, dans un autre coin de la station en lisière de forêt, une immense et fine ombre noire s’avance vers l’infirmière et le journaliste du Ravi. « Gendarmerie nationale », c’est un contrôle d’identité. Il ne trouve rien à redire aux documents présentés. « Depuis fin mars, ils ne posent plus de problèmes avec les attestations dérogatoires au couvre-feu, ce qui n’a pas toujours été le cas pendant cet hiver », renseigne Camille une fois de retour dans l’habitacle. Prétextant des attestations mal remplies, les forces de l’ordre ont dressé une soixantaine de contraventions pour non respect du couvre-feu national pour cause de pandémie.
La garde à vue sans poursuite ultérieure est aussi employée comme moyen de dissuasion. Un viticulteur du Luberon et un adhérent de Tous migrants y ont passé 35 heures après avoir été arrêtés à 1 heure du matin le 21 mars. Deux photojournalistes italiens ont également passé la nuit du 5 au 6 avril au poste de la Paf. La coercition est parfois plus pernicieuse. Au milieu de cette nuit du 23 au 24 avril, le véhicule stationné de Médecins du monde et ses occupants sont éblouis pendant près de 2 heures par les phares de voitures de gendarmerie qui gardent leur moteur allumé.
Vers 5 heures du matin, la voiture de l’ONG reprend la route. En retrouvant les autres maraudeurs, sept hommes afghans sont chargés dans deux voitures. A peine les portières claquées, elles filent vers Briançon. Durant le trajet, Camille s’adresse aux passagers dans un anglais parfait. Elle demande s’il y a des blessés et si certains d’entre eux sont mineurs. Rien à déclarer ce soir-là à ces sujets. Un jeune homme est pressé de pouvoir rejoindre son oncle à Metz, peut-être par un train dès le matin. Camille conseille à tous de se reposer quelques jours au Refuge solidaire. Les Afghans sont déposés à ce lieu de premier accueil. Les maraudeurs installent des matelas dans le réfectoire où d’autres hôtes dorment déjà.
Plus aucun pouvoir public ne soutient une politique d’accueil dans le Briançonnais. Le Refuge solidaire est menacé d’expulsion depuis août 2020 par Arnaud Murgia, le maire LR et président de la communauté de commune. Il devrait déménager en juin dans un bâtiment acheté par la société civile. Bien plus qu’un lieu de mise à l’abri, il est prévu que des activités économiques et culturelles prennent vie dans les 1600 m² ce futur tiers-lieu baptisé « Beau Projet » au service de la fraternité.
1. Ceux-ci souhaitent rester anonymes.