La plus haute niche fiscale de France
Est-ce qu’à Briançon (05), la plus haute ville de France, on ne serait pas un peu perché ? En tout cas, le patrimoine y est apprécié. Sinon le maire « divers gauche », Gérard Fromm, n’aurait pas déploré après l’incendie qui a ravagé, en 2014, l’usine de la Schappe la perte du « dernier vestige de patrimoine industriel ». Sauf que, comme l’avait souligné la Chambre régionale des comptes, la gestion du patrimoine militaire – notamment des fortifications signées Vauban reconnues par l’Unesco – est loin d’être évidente.
Et cette ville, qui se distingue par un accueil bienveillant des migrants, de dérouler le tapis à un acteur d’une toute autre nature : Next Financial Partners, une société spécialisée dans la défiscalisation qui va, dans le cadre de la restauration du Fort des Têtes, y installer hôtels de luxe, restaurant, boutiques et logements. Le « plus haut centre commercial d’Europe » dixit La Provence ! Pour la ville sur son site web, c’est un « virage à 180° : de la défense à l’accueil. » Autant dire, une approche pas très éloignée du « loto du patrimoine » de Stéphane Bern pour sauver 250 monuments en péril (dont une dizaine en Paca).
Déductions d’impôts
En atteste un « rapport » à la « Banque européenne d’investissement », la question est ancienne et le fort n’en est pas à son premier projet : il y a même été envisagé un « golf ». Toutefois, dans d’autres édifices, ont été installés un « data-center », un « éco-quartier », un « four solaire expérimental ». Pas le triptyque classique « hôtel de luxe-restaurant-boutiques ». Grimace d’une élue du coin : « Des hôtels de luxe, on n’en manque pas. Au col du Lautaret. A Saint-Véran, le plus "haut village d’Europe"… Comme s’il y avait une course ! »
Au-delà, ce qui questionne, c’est Next Financial Partners (1). Malgré une com’ soignée – avec une « approche » se voulant « le point d’alliance entre éthique et finance », l’argument massue, c’est la « défiscalisation à 100 % » que permet la loi sur les monuments historiques : 100 % des revenus investis dans les travaux de restauration peuvent être déduits des impôts ! Et le site de promettre une « rentabilité exceptionnelle de 5 à 9 % », l’« exonération des droits de succession » et même la réduction voire l’annulation de l’Impôt sur la fortune !
Alors certes, si c’est en skiant dans le coin qu’il est tombé amoureux de l’endroit et si c’est un « ami agent immobilier » qui lui a donné le tuyau, ce que met surtout en avant dans sa com’ Ludovic Arnaud, ancien coureur cycliste devenu courtier en assurances, c’est un « montage juridique et fiscal inédit », assurant, en s’inscrivant pleinement dans la ligne Bern-Macron, que « les monuments historiques peuvent être financés par le privé ».
Pour ce faire, il dispose d’une équipe ad hoc. Pour l’anecdote, à la com’, il y a Gaspard Hafner qui s’est fait un petit nom comme cofondateur d’un page Facebook et d’un site web intitulé « Avions de chasse », une expression désignant en toute finesse une « belle femme »… Autre personnalité : Gabor Mester de Parajd, architecte en chef des monuments historiques, particulièrement tatillon avec sa « e-reputation » puisqu’il a systématiquement demandé un droit de réponse aux publications ayant osé évoquer le rapport de la Cour des comptes qui pointait ses émoluments pour la rénovation de l’Élysée.
Monument en péril
Aurélie Poyau, adjointe à l’urbanisme, est dans ses petits souliers : « Ce n’est pas le projet dont on rêvait. Confier son patrimoine au privé pour de la défiscalisation et des hôtels où ni vous ni moi ne pourront jamais dormir… Mais c’est le seul moyen pour sauver un site en péril et l’ouvrir au public. » Tout est parti d’un rapport classant le fort parmi les monuments les plus en péril d’Europe : « On est monté à Paris à la rencontre des entreprises du Cac 40 pour trouver des mécènes. Mais on n’a eu qu’une seule réponse. Et pas suffisante. » Et Ludovic Arnaud est arrivé.
Concrètement, une fois les 60 millions d’euros de l’opération rassemblés, la ville rachètera pour 1 euro symbolique le fort, y effectuera les travaux de voirie et de réseaux nécessaires pour ensuite le revendre à Next Financial Partners. Pour l’heure, la municipalité est en train de border juridiquement l’opération qui pourrait se lancer à la rentrée.
« Évidemment, au début, on était sceptique, reconnaît l’élue. C’est son premier gros projet. Mais son dispositif est innovant. Et comme c’est de la défiscalisation – en clair, une niche fiscale – c’est très surveillé par le fisc. Les noms des contributeurs ne seront pas forcément connus mais on a l’assurance qu’on n’aura pas affaire à de l’argent sale, à du trafic. D’ailleurs, ainsi qu’il nous l’a dit après une réunion organisée à Briançon avec le Rotary, de Lion’s Club, comme il s’agit d’investir dans du patrimoine, même si c’est de la défiscalisation, c’est vécu comme quelque chose de plutôt valorisant par ceux qui y participent. »
Et Francine Daerden, adjointe au maire écologiste, de lâcher : « On est attaché à l’histoire, aux monuments. Mais on n’a plus les moyens de mettre de l’argent dans des bâtiments, qui plus est militaires ! Et puis des forts, ce n’est pas comme si on en manquait ! » Mais celui-là, c’est la plus haute niche fiscale de France !
Sébastien Boistel (avec Alp’ternatives)
1. Next Financial Partners n’a pas trouvé le temps pour répondre aux questions du Ravi.
Enquête publiée dans le Ravi n°163, daté juin 2018