Kedge Bulldozer School
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Une pluie fine tombe sur les souches arrachées et les buissons écrasés. Les machines sont arrivées vers neuf heures, ce matin là, sur le chantier. Les premiers militants alertés se sont regroupés à quatorze heures et contemplent le spectacle, consternés. Tous les troncs sont déjà à terre.
Pourtant, sept associations s’étaient liguées, dès janvier, en un collectif « SOS Calanques 13 » pour protester contre le défrichement des 298 grands pins d’Alep. L’école de commerce marseillaise Kedge Business School de Luminy construit cet été une extension de huit niveaux sur la parcelle qui les abritait. Les nouveaux bâtiments se composeraient principalement de salles de cours et de réunion. L’école a aussi déjà un campus à la Joliette au centre ville, mais une extension dans le quartier des affaires de Marseille aurait été plus coûteuse.
En octobre 2016 déjà, l’Architecte des Bâtiments de France avait posé un avis défavorable sur le projet, expliquant que « le principe même de construction d’un tel ensemble à cet emplacement est de nature à dégrader la qualité générale du site inscrit ». L’école s’est assuré par une étude d’impact commandée à un cabinet privé, Morancy Conseil Environnement, que les espèces concernées n’étaient ni exceptionnelles ni menacées. De toutes façons, la parcelle, bien que située dans le cœur géographique du Parc National des Calanques, n’est considérée que comme « aire optimale d’adhésion » (AOA), non soumise aux engagements de la Charte.
Etude d’impact expédiée
Sauf que les prospections de l’étude d’impact ont été réalisées, si on en croit la méthodologie à la fin du document, sur un à trois jours… Or, « pour être valable, une étude écologique doit porter sur quatre saisons ! », tempête Sandrine Rolengo, déléguée régionale Sites et Monuments. En réalité, la parcelle aurait très bien pu être intouchable, puisqu’il apparaît dans le permis de construire qu’elle était « jusqu’à récemment » espace boisé classé ; le déclassement aurait été opéré dans la dernière révision partielle du PLU… Mais impossible pour SOS Calanques 13 et nous-mêmes, malgré nos demandes répétées à la préfecture, de se procurer les papiers attestant des raisons de ce déclassement.
La Chambre de commerce et d’industrie a promis dans son permis de construire de reboiser la zone avec 261 chênes verts, plantés pour la plupart sur dalle dans 25 ou 30 centimètres de terre. Georges Aillaud, du Comité du Vieux Marseille, renifle avec dédain : « Ils vont remplacer une pinède centenaire et en bon état par des espèces invasives qui ne sont pas d’ici, et en profitent pour dire qu’ils vont même augmenter la biodiversité sur cette zone ! Ils confondent jardin et nature. » Les associations exigeaient une étude d’incidence indépendante, là où la CCI en avait été dispensée par la Préfecture après un recours gracieux.
« On se bat aussi pour la sécurité civile », souligne Sandrine Rolengo. Kedge s’étend en effet sur 47 437 m² au cœur de la cuvette de Luminy, entre les monts Puget et de Devenson, qui accueille le campus universitaire mais aussi des laboratoires, des entreprises et des installations sportives. L’extension doit selon le permis permettre l’accueil de presque un millier d’étudiants supplémentaires d’ici 2020 sur un site déjà sur-fréquenté et fragilisé par les incendies, et dont l’unique échappatoire est l’avenue de Luminy, une route passant au nord. « Il y a deux ans, en 2016, un incendie avait dévalé la Gineste et s’était arrêté derrière les HLM, raconte sombrement Franck Pini, du collectif de défense du littoral 13. Ce jour-là, s’il y avait eu un peu de vent, le feu aurait pu prendre jusqu’au campus. » Une douzaine de milliers de personnes se serait retrouvée encerclée par les flammes.
« Voyez plutôt le Préfet »
Pourtant, un tel projet n’a pas inquiété la Préfecture, qui a accordé son permis de construire en plein été, évitant ainsi les remous des associations. Ni la Ville, qui en octobre 2017 a même gracieusement cédé 2300 m² supplémentaires à la CCI pour son extension. Le Comité du Vieux Marseille, fort d’une pétition de presque 150 000 signatures, a porté la question devant le conseil municipal le 9 avril dernier, mais n’a reçu aucune réponse. Didier Réault, président du Parc National des Calanques, s’y est tout de même justifié : « En zone d’adhésion, le Préfet avait toute possibilité de demander une étude complémentaire sur l’impact que produisait cette construction. Il ne l’a pas fait. Donc je dis aujourd’hui à tous ceux qui disent que la Ville est responsable : voyez plutôt le Préfet qui n’a pas souhaité d’étude d’impact complémentaire où là, le Parc aurait dû donner son avis. »
Les arbres ont finalement été coupés le 22 mai, alors que l’abattage ne devait débuter que début juillet. L’école n’a répondu à aucune de nos questions sur la raison de l’avancement du chantier – ni à aucune autre d’ailleurs. Un mail de la direction a pourtant été adressé à tous les étudiants dès le lendemain afin de leur expliquer la « vision environnementale globale et responsable que Kedge promeut avec conviction » sur le chantier de déboisement. SOS Calanques 13 a prévu d’ouvrir ce week-end une collecte participative pour financer les 20 000 euros nécessaires à de nouvelles procédures. En attendant, une petite dizaine de personnes y ont installé, le 31 mai, une cabane pour bloquer la bétonisation du site. Cabane – déjà ! – détruite le 1er juin… [Cf la photographie illustrant cet article].
Pour Pierre Aplincourt, président de France Nature Environnement 13 et administrateur du Parc National des Calanques, l’extension est en réalité un symptôme parmi tant d’autres des problèmes posés par les modalités de la création du Parc en 2012. Tout en se targuant d’une image de pieuse écologie, le Parc a en effet créé les conditions de possibilité de son urbanisation : le statut de zone d’adhésion, créé en 2006, ne soumet les communes à aucune contrainte, attirant les projets de promoteurs qui voient dans les Calanques un marché juteux. « En instaurant des AOA comme zones tampons entre l’urbanisation effrénée et les espaces naturels, on rend possible la construction jusqu’à cinq centimètres du cœur de Parc, soupire-t-il. Sans qu’on le sache à l’époque de la création du Parc, ils avaient en réalité déjà tous ces dossiers dans leurs tiroirs… » Ce sont ces projets que l’on voit éclore les uns après les autres aujourd’hui, qu’ils s’appellent Kedge ou Innate Pharma à Luminy, mais aussi BUS (Boulevard Urbain Sud), dont la construction menace la pinède du Roy d’Espagne, aux portes de Sormiou. La constructibilité de ces terrains posera question pendant l’été, à la sortie du nouveau Plan Local d’Urbanisme de la Métropole.
Raphaëlle Denis
En illustration, la construction, le 31 mai, d’une cabane sur le site de la Kedge School, après l’abattage des arbres, afin de protester contre sa bétonisation. Cabane aussitôt détruite dès le 1er juin…
Enquête publiée sur le www.leravi.org le 01/06/2018