"Mes propos ne sont que la stricte vérité !"
Il commence par saluer toutes les autorités présentes : la présidente, les assesseurs, les avocats, la greffière… Avec les mêmes hochements de tête, les mêmes intonations que lors des centaines de discours d’inauguration, des remises de médaille, de campagnes électorales qu’il a égrenées en quarante ans de vie politique. Cheveux désormais blancs, ses éternelles lunettes en écaille rondes sur le nez, Jean-Noël Guérini, ancien président PS du Conseil général des Bouches-du-Rhône, s’avance à la barre ce vendredi 19 mars. Dix ans d’enquête pour cet instant. Pour cette seule et unique journée, sur un mois entier de procès, où il comparaît en tant que prévenu, pour prise illégale d’intérêts dans les affaires des marchés de gestion de déchets attribués aux sociétés de son frère Alexandre.
L’ancien homme fort du PS, celui qui a, à quelques centaines de voix près, failli prendre la mairie de Marseille à Jean-Claude Gaudin en 2008, pose un fin dossier sur le pupitre. Il lit ses notes, se tourne régulièrement pour un coup d’œil vers son avocat. Il parle long, coupe la parole des magistrats, surjoue parfois la colère, bat l’air des deux mains pour marquer son indignation : “Mes propos ne sont que la stricte vérité !!” Mi-agacée, mi-amusée, Céline Ballerini, présidente de la sixième chambre correctionnelle spécialisée dans les dossiers politico-financiers, écoute, ponctue les tunnels de “hum hum ?” de plus en plus dubitatifs. Puis tape sur les doigts : “C’est difficile, je sais bien, hein, c’est l’habitude… Mais ce n’est pas vous qui dirigez les débats. Vous n’êtes pas le premier à faire ça devant cette chambre mais je vous le rappelle quand même : c’est le tribunal que vous devez convaincre, pas la salle.”
Délibération caviardée
En dix ans d’enquête, le dossier contre « Jean-Noël » s’est singulièrement affiné. Premier magistrat instructeur, le juge Duchaine avait poursuivi l’élu tous azimuts, notamment pour favoritisme et association de malfaiteurs. « Pour ces préventions, il y a eu non-lieu”, recadre en défense le bâtonnier Dominique Mattei. Que reproche donc encore la justice ? Tout remonte à l’été 2004. A cette époque, Alexandre Guérini vient, via une de ses sociétés, de remporter le marché de la décharge du Mentaure, à La Ciotat, gérée par la communauté de villes Garlaban Huveaune Sainte-Beaume (GHB). Le projet prévoit d’étendre la capacité de la décharge, et nécessite de trouver un nouveau terrain.
Où chercher ? Juste à côté du Mentaure se trouve un terrain disponible, une ancienne décharge en partie sauvage, que la préfecture a plusieurs fois essayé de faire fermer. Sollicités pour vendre, par GHB d’abord, puis Alexandre Guérini et plusieurs de ses associés, les propriétaires hésitent. La mairie UMP de La Ciotat tente alors un coup : elle lance une procédure pour préempter le terrain. “C’était une manœuvre politique du maire qui préparait les municipales de 2008, tonne à la barre Alain Belviso, président (PC) de GHB au moment des faits. Il voulait pouvoir dire qu’il a bloqué le projet de décharge, alors qu’il savait qu’il n’y avait pas d’autres endroits pour qu’on mette les déchets !”.
« On m’a contraint à faire une décharge »
En application de la loi, la mairie informe le Conseil général de son intention de préempter. Au bateau bleu, siège du département, c’est le branle-bas de combat tout le monde sur le pont. En urgence, le cabinet du président doit organiser une préemption par le Conseil général, au titre de la protection des espaces naturels. “Les juristes des services sentent qu’il y a quelque chose de bizarre, note la présidente. Ils décident d’échanger par mail pour se couvrir en cas de recours.” Car dès le départ ils ne comprennent pas le but de la préemption : le terrain borde une décharge, il est déjà très pollué… Le cabinet de Jean-Noël Guérini leur demande pourtant de n’en faire aucune mention dans le dossier qui est soumis à la commission permanente. S’agit-il d’une manœuvre pour réserver le terrain en vue d’une extension de la décharge ? “Le même jour que la demande de préemption, le Conseil général vote une subvention de 2 millions d’euros pour aider GHB sur son projet de décharge, par une délibération qui mentionne le terrain en question”, souligne la présidente. « Nous voulions geler le terrain, pour préserver la nature !, se récrie Jean-Noël Guérini. On m’a contraint à en faire une décharge, par une décision du préfet, deux ans plus tard !”
L’État, épargné par l’enquête
C’est la principale ligne de défense de l’élu : en 2006, l’État émet une déclaration d’utilité publique pour utiliser le terrain racheté par le département afin d’agrandir la décharge. Comment aurait-il pu en avoir connaissance dès 2004 ? “Si la préemption était illégale, nous aurions été repris par le contrôle de légalité de la préfecture, renchérit Jean-Noël Guérini. Durant l’instruction, nous avons demandé une confrontation avec le préfet, cela nous a été systématiquement refusé.” De fait, la justice a été bonne fille avec l’État, pour ne pas dire laxiste : le préfet de l’époque, Christian Frémont, devenu entre-temps directeur de cabinet de l’Élysée sous Nicolas Sarkozy, n’a jamais été entendu. Pas plus qu’un sous-préfet qui, selon les termes de Jean-Noël Guérini sur une de ses écoutes téléphoniques, lui avait proposé “de tout arranger pour son frère” au sujet d’un projet de ferme photovoltaïque dans la Crau…
Mais pour autant, difficile de croire que les vues de GHB sur le terrain n’étaient pas remontées aux oreilles du Conseil général. Tisonné par le procureur et les parties civiles, Alain Belviso admet que dès 2004, “nous étions en contact avec la préfecture pour pouvoir passer par une déclaration d’utilité publique si la procédure amiable n’aboutissait pas”. Et dès que La Ciotat annonce vouloir préempter le terrain, le préfet fait barrage en mentionnant le projet d’extension de la décharge. Jean-Noël Guérini savait-il cependant que son frère avait partie liée dans ce dossier ? “Je ne suis jamais intervenu pour les affaires de mon frère !”, martèle l’élu. “Vraiment ? Vous êtes sûr ??, met en garde la présidente. Je préfère vous prévenir parce que vous savez que nous avons des écoutes et que j’aime les diffuser. Il ne faudrait pas nous donner l’impression que vous louvoyez ou que vous ne dites pas la vérité…”
« Des milliers de fois je suis intervenu pour rendre service, même pour des inconnus ! »
Dans tous les haut-parleurs de la salle, les écoutes résonnent, à la fois drôles et implacables. Alexandre appelle Jean-Noël : “Faudrait que tu puisses demander à Vulpian [maire d’une commune de la Crau] s’il serait d’accord pour me vendre un terrain dans sa commune, 40 hectares… – Pourquoi je te prendrais pas un rendez-vous ? Je m’en occupe tout à l’heure !” Sur une autre, Jean-Noël assure à son frère qu’il va intervenir auprès de la police pour accélérer l’enquête sur un vol dont il a été victime. Dans un SMS, Alexandre intime : “Dis à Brushing [surnom d’Eugène Caselli, président PS de la communauté urbaine] de nous notifier les marchés. Urgent.” A la barre, Jean-Noël Guérini se débat : “J’ai travaillé auprès de Gaston Defferre et Michel Charasse, des gens qui imprégnaient la rigueur. Defferre me disait : « Quand on te demande un service, dis que tu le fais, puis décide en conscience ».” “C’est pas n’importe quoi d’être votre frère, il y a des choses qui s’ouvrent pour lui de par votre situation !”, riposte la présidente. “– Des milliers de fois je suis intervenu pour rendre service, même pour des inconnus ! Le juge Duchaine m’accusait de faire du clientélisme, notre responsabilité d’élus c’est de tendre la main au peuple !!! -Mais là c’est pas le peuple, c’est votre frère ! La question c’est celle de l’égalité de traitement… Permettre, par un coup de fil, à quelqu’un de passer devant l’autre, c’est pas l’intérêt général. – C’est tous les élus de France !! – Il faudrait peut-être leur expliquer à tous…” Suite des débats lundi, avec l’audition d’Alexandre Guérini.