Des billets sur un plateau
Pour les enfants, Sodexo fleure souvent bon la punition de la demi-pension : sauce béchamel à l’eau, demi-cordon bleu. A elle seule, l’entreprise symbolise la mauvaise réputation de tout un secteur d’activité. C’est aussi l’histoire du succès d’un Marseillais, Pierre Bellon. Précurseur, il crée en 1966 un nouveau modèle de restauration collective à grande échelle et l’exporte. Aujourd’hui, la Sodexo, deuxième mondiale du secteur, est présente dans 80 pays et réalise un chiffre d’affaires de 20 milliards d’euros. Elle a versé à ses actionnaires quelques 359 millions d’euros en 2017 (1). En Paca, Sodexo est présente dans 155 villes et gère la plus grande cuisine centrale d’Europe avec 52 000 repas à destination des élèves marseillais.
C’est mathématique, plus il y a d’argent dans la poche des actionnaires, moins il y en a dans les assiettes des enfants ou dans les poches de ceux qui portent les blouses de travail. « Tout le monde est au Smic horaire, explique Nordine Ziani, élu syndical CGT à la Sodexo de Marseille. Soit on n’a pas le choix et on s’accroche en attendant mieux, soit on s’en va. Imaginez le cuisinier à l’hôpital. Il travaille de 6 à 14 heures, puis pause, avant une reprise à 17 heures le service du soir jusqu’à 20 ou 21 heures. Le tout pour 1200 euros par mois, ce n’est pas attractif ! Il y a beaucoup de turn-over. La durée de vie d’un cuisinier, c’est 2 ou 3 ans. Sodexo recrute à tire-larigot. »
Sur son lit de précarité
Le syndicaliste travaille à la tour CMA CGM, une cantine d’entreprise qui sert 2000 personnes pour 40 agents. Le mi-temps subi n’épargne pas non plus le secteur avec des contrats de 24 heures « entre 900 et 1000 euros ». Pourtant, la logique est implacable. Malgré des bénéfices en hausse de 13 %, le groupe Sodexo poursuit son « plan d’économie » et vise 220 millions de dépenses en moins pour l’exercice 2017-2018. Ainsi vont les logiques de rentabilité. Mais si l’argent n’a pas d’odeur, ce n’est pas le cas des plateaux repas. Alors à force de renifler la même tambouille, certains clients ont décidé de changer d’air.
C’est le cas des Hôpitaux publics de Marseille (AP-HM) qui sortent 12 000 repas par jour. En 2007, quand l’établissement public récupère la gestion de sa cuisine, d’une année sur l’autre, il réalise 1,5 millions d’euros d’économies. Uniquement sur l’achat des denrées alimentaires à qualité et quantité équivalente. Alors d’où vient l’écart ? De la création d’une chaîne d’intermédiaire factice. « L’entreprise de restauration achète à un fournisseur 1 euro, puis revend à sa filiale gestionnaire du restaurant 1,30 euros. Quand le client regarde les comptes du gestionnaire du restaurant, elle voit très peu de marge, dévoile Rémy Tharreau, délégué CGT à Compass group, leader mondial de la restauration collective. Le client ne remet pas en cause le contrat, mais en réalité la marge est cachée. C’est là, leur pompe à fric. » C’est ainsi que la récupération dans le giron public des cantines scolaires est facilement une bonne opération financière pour les collectivités. Et Nice (06), Arles (13) et Avignon (84) ne se sont pas privées de remunicipaliser (lire page 10).
Des marges cachées
« Nous, quand on reprend les contrats, il est assez aisé de proposer des tarifs égaux à une qualité supérieure à Sodexo », confirme Patrick Pasquinelli, patron de Provence Restauration et Azur Restauration, deux entreprises spécialisées dans les maisons de retraite (Ephad). Avec ses 120 employés, il taille des croupières à Sherpas, une filiale de Sodexo. Au 1er janvier 2017, il a récupéré le marché de cinq maisons de retraite à la multinationale. En 25 ans de restauration collective, notamment à la Générale de restauration, puis cadre de la Sogeres, autre filiale de la Sodexo, il dit avoir tiré des leçons : « J’ai pu voir tout ce que je voulais ne pas faire. »
Aujourd’hui, il ne révolutionne pas le marché, mais à 5 euros 50 la journée alimentaire qui comprend petit déjeuner, déjeuner, goûter et dîner, il affirme « faire un peu plus de qualité et surtout assurer un suivi jusqu’à l’assiette en formant les agents de service des maisons de retraite, en étant réactif aux remarques des clients ». Bref, un meilleur service… « Il y a trois attitudes, poursuit Pasquinelli. Soit on contente les clients, soit on décide de satisfaire essentiellement les actionnaires, soit on fait les deux. » Ses entreprises réalisent un chiffre d’affaires de dix millions d’euros pour 600 000 euros de bénéfices. « Ça nous va, pas besoin de plus, on ne veut pas devenir une multinationale », conclut-il. Comme lui, certains anciens cadres des multinationales se convertissent dans le public ou montent leurs propres entreprises…
Sur le marché français évalué à 18 milliards d’euros, dont 60 % en gestion directe, il y a des segments sur lesquels les grosses boutiques de la restauration collective se positionnent plus fréquemment. « Là où c’est le plus facile et le plus rémunérateur, la proportion des gestions concédées augmente », analyse Christophe Mari, président de Restau’Co Paca, réseau interprofessionnel de la gestion directe. Par exemple, les prestataires captent 84 % des restaurants d’entreprises. Il y aussi les clientèles « captives » aux plateaux repas standardisés « comme pour les prisons (54,2 %) ou les élèves du 1er degré (64,2 %) » (2).
« A contrario, dès que les moyens sont plus limités et quand le service est plus complexe, la gestion redevient publique, souligne le président de Restau’Co Paca. Lycées, collèges, ça n’intéresse pas énormément les privés, il y a très peu de marge à faire ! » Les maisons de retraite publiques elles aussi sont gérées en direct à 79,2 %. Plus fort, l’armée s’occupe elle-même de 82 % de ses repas. « Vous voyez une entreprise assurer des repas 7 jours sur 7 dans un sous-marin ? », ironise Christophe Mari. Quand les hôpitaux sont publics, la gestion est directe à 61 %. C’est l’inverse dans le privé, avec 76 % des cliniques qui font appel à un prestataire. Les budgets y sont moins tendus, les soins plus chers, le budget alloué aux repas plus important, donc les marges plus confortables…
« Le métier des cliniques, c’est le soin, elles préfèrent s’appuyer sur des prestataires qui ont le savoir faire d’acheteur, de logistique, qui s’adaptent vite aux nouvelles normes, poursuit Mari, passé par le privé dans une vie antérieure. Toutes ces entreprises qui forment le facility management ont de plus en plus d’importance dans les organisations ». Le quoi ? Le facility management ! Les sociétés multiservices en bon français. La force d’une Sodexo ? « Par exemple, ils sont capables de gérer directement le paiement des parents d’élève, explique Patrick Pasquinelli, le patron de PME. Ils peuvent tout faire ! Imaginons une maison de retraite : restauration, jardinage, gérer les agents de service hospitaliers… » En poussant jusqu’au bout cette logique qui préside à l’évolution du marché, demain, pour gérer une maison de retraite, il y aura Sodexo et le directeur. Tous veilleront aux intérêts des actionnaires en augmentant les dividendes, à l’aide des repas mais aussi des lits jusqu’aux jardins de nos concitoyens. Mais, alors ça sentira comment ?
Eric Besatti
1. Communiqué de presse de la Sodexo qui n’a pas donné suite à nos demandes d’entretien. 2. Etude Gira Foodservice 2015