La solidarité au conditionnel
En ouverture des Etats généraux de l’urgence sociale (EGUS) en Paca, Serge Davin, de l’Uriopss, Union régionale des organismes de solidarité du secteur privé à but non lucratif, cite Francis Blanche : « Dans un monde qui change, mieux vaut penser le changement que changer des pansements. » Sourires. Vite effacés par les dernières nouvelles. Le matin même, ce 8 décembre 2017, comme le rapporte Alexis Goursolas, de la Fédération des acteurs de la solidarité, ces derniers étaient « au ministère de l’Intérieur pour une réunion intitulée « identification des situations administratives dans les centres d’hébergement et d’urgence ». Et on leur a demandé de signaler toute personne en situation irrégulière ». Si les associations ont quitté la réunion en dénonçant ce que demandait là un ministre qui fut jadis « socialiste », ça n’a pas été le cas du groupe SOS, dont le patron, Jean-Marc Borello, est un proche de Macron.
Pour Alexis Goursolas, il y a là une « remise en cause des valeurs républicaines » et de « l’inconditionnalité de l’accueil », principe auquel ces états généraux étaient consacrés. Le terme, quoi que barbare, renvoie pourtant à « la charité chrétienne, la fraternité révolutionnaire, la solidarité sociale, la générosité humaine ». Et il est inscrit, rappelle Joaquim Soares de la Fondation Abbé Pierre (Fap), dans le code de l’action sociale : « Toute personne sans abri en situation de détresse médicale, psychique ou sociale a accès, à tout moment, à un dispositif d’hébergement d’urgence. » Un principe renforcé par le Droit au logement opposable.
Mais, 10 ans après la loi Dalo, celle sur le Droit au logement opposable, « ce qui prévaut, c’est la lutte des places. Et face à la pénurie, on fait du tri. Entre ceux qui souffrent, qui ont des enfants, qui sont malades ». Quant aux migrants, « on passe du droit commun à un régime dérogatoire ». Si leur sort est particulièrement prégnant en ce moment, comme le souligne Alexis Goursoulas, « l’inconditionnalité est constitutive du travail social. Mais comment garder la confiance quand il y a du tri ? »
Ce qui explique des phénomènes de « non-recours aux droits » qu’étudie Julien Lévy de l’observatoire du même nom. Et le fait que Jacques Toubon, le défenseur des droits a du pain sur la planche pour s’assurer du « respect des droits et des libertés fondamentales, le droit à l’hébergement étant l’une d’elles ». Mais, reconnaît sa représentante en Paca, Yolande Eskenazy, « on voit le droit contredire le droit, avec des jurisprudences expliquant que l’administration n’a qu’une obligation de moyens et non de résultat. Et, dans le cas des migrants, on voit un statut administratif prévaloir sur la vulnérabilité. Notre arme, c’est le droit. Le droit international, celui des mineurs, celui pour lutter contre les discriminations. Et on est là pour le rappeler. Après, le magistrat, il peut s’en foutre. »
Alors, quand le droit ne suffit pas, il faut aller au-delà. Comme à Toulouse où, explique Thomas Couderette, le Cedis, un « collectif de travailleurs sociaux en ayant marre de remettre des gens à la rue », prône la « désobéissance civile » et une certaine « radicalité politique » en organisant des « réquisitions solidaires ». En clair, l’ouverture de « squats ». Avec l’aval de la ville. Et des résultats : « A Toulouse, il y a trois fois moins de gens à la rue qu’il y a trois ans, deux fois plus de places d’hébergement d’urgence et aucune famille qui dort dehors ».
De quoi questionner les acteurs associatifs. En tête, l’intervention d’Eric Kérimel de Kerveno, le patron d’HAS (Habitat alternatif et solidaire) : « Chez nous, pour des raisons économiques, parce qu’il faut pour ne pas sombrer, des seuils de rentabilité, on fait du tri. » Et de s’émouvoir, face à la montée des collectifs « citoyens » : « Je croyais qu’une association, c’était un réseau de citoyens. Certes, nos structures sont vieillissantes, peu courageuses et on a du mal à susciter des réponses collectives. Mais c’est un passage obligé. Car on détruit notre socle éthique… »
Réponse – âpre – de Julien Lévy, de l’Observatoire des non-recours aux droits et services : « La logique d’éviction de certains publics, elle préexiste aux difficultés économiques. Et la différence entre un réseau citoyen et une association devenue opérateur de l’Etat, elle est loin d’être mince. » En filigrane, se dessine le spectre de « la dépendance aux crédits publics ». Et la fragilité des structures. « Avant, une association qui ouvrait sa gueule, on la tolérait. Plus maintenant, confirme Thomas Couderette. Avec les appels à projet, il y a une mise en concurrence entre associations. Pire : certaines, souvent les moins regardantes sur l’éthique, ont leurs entrées dans les ministères pour qu’ils soient calibrés pour eux. »
D’où la nécessité d’associer les usagers, d’investir cet « angle mort du travail social, dixit Julien Lévy, qu’est le droit ». Et d’élargir le regard. Car, au-delà des questions de « mixité » et de « turn over » au sein des institutions ou de la « continuité » de la prise en charge, comme l’a rappelé Joaquim Soares, de la Fap, « 30 à 40 % des personnes accueillies en hébergement pourraient accéder à un logement autonome. Mais, pour désengorger les structures, encore faudrait-il qu’il y ait des logements. Or, les moyens pour le financer – notamment le logement très social – diminuent. » Avec des villes qui sont elles-mêmes « de moins en moins accueillantes », la Fap venant de lancer une campagne pour recenser les dispositifs mis en place pour chasser les SDF. Nom de code ? #Soyons humain.
Un mot d’ordre qui résume à merveille l’intervention de René Dutrey, du Haut comité au logement des personnes défavorisées : « Face à la pénurie, on a multiplié les filtres. En déléguant au secteur associatif, à qui les autorités ont confié des pans entiers du service public, le sale boulot. Or, l’inconditionnalité de l’accueil, de l’hébergement, il faut la replacer dans le contexte du droit au logement. Pourtant, on sait qu’une personne en errance coûte plus cher qu’une personne logée. Mais, si ça ne se fait pas, c’est parce que des gens qui gagnent 50 000 euros ont réussi à convaincre ceux qui en gagnent 1 800 que tous leurs problèmes viennent de ceux qui en gagnent 500. »
Une manipulation que l’on retrouve « jusque dans le langage. Je suis secrétaire du Haut comité pour le logement des personnes défavorisées. Comme si le logement, c’était une faveur ! C’est un droit. Même pour cette dame de 92 ans dont on avait dénoncé l’expulsion il y a 3 ans à Nice – elle s’était retrouvée sur son lit médicalisé aux urgences – et qui, quand on lui a proposé un logement, nous a dit : « Attention, j’veux pas aller dans un quartier de bougnoules »… » Une belle illustration de l’inconditionnalité !
Sébastien Boistel
Article publié dans le cahier spécial « la solidarité au conditionnel« , sur la 5ème édition des Etats généraux de l’urgence sociale en Paca, publié dans le Ravi n°159, daté février 2018.