Complots à l’école
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« Les illuminati m’sieur ! », s’exclame un élève de 5ème dans un collège des quartiers Nord, il y a près de trois ans, lors d’un atelier d’éducation aux médias organisé par le Ravi, alors que sont abordées les théories du complot. Pas besoin pour lui d’expliquer le concept à ses camarades : tout le monde est au courant et beaucoup y croient. Pour les ignares, les Illuminati tirent leur nom d’une société secrète bavaroise s’inspirant des idées des Lumières créée en 1776 et dissoute depuis. Mais pour les complotistes de tout âge, cette caste chercherait à tous nous contrôler avec des représentants aussi glamour que Beyoncé ou aussi énervants qu’Emmanuel Macron. Bon… Les théories du complot, plus ou moins loufoques, ce n’est pas nouveau : John Fitzgerald Kennedy, l’Homme qui n’a pas marché sur la lune, plus récemment le 11 septembre… Les attentats islamistes en ont remis une belle couche et pleins de mini complots ont soudainement apparu. Le paroxysme de la conspiration Eva Soteras, docteure en sociologie à l’université de Montpellier Paul Valéry et spécialiste du conspirationnisme puisque auteure d’une thèse récente sur le sujet, souligne la nécessité de bien distinguer les deux notions : « le complot est une théorie selon laquelle un évènement particulier est analysé en y soumettant une hypothèse qui remet en question la version officielle. La conspiration est la version paroxystique de ces théories avec une croyance qui offre une explication des évènements par une seule et unique cause, souvent avec des arrière-pensées extrémistes. Par exemple, les Juifs dirigent le monde. Un comploteur n’est pas forcément un conspirationniste. » Les raisons de la montée de ce phénomène sont multiples. « Mais nos sociétés ont ce paradoxe d’être allées très loin dans la technologie avec en même temps une grande attirance pour le mythe, le secret », poursuit Eva Soteras. Les collégiens et les lycéens subissent la surcommunication à l’ère du numérique, sans souvent parvenir à distinguer la fake news (« fausse nouvelle ») et trier parmi les sources d’information multiples : d’où une défiance renforcée envers les médias traditionnels et le pouvoir en général ainsi qu’un entourage proche parfois plus adepte des théories du complot qu’auparavant. Pour Françoise Sarto, la déléguée du Clemi de l’académie d’Aix-Marseille (1) « les mass medias se targuent d’être neutres, ce qui n’est pas possible. Les gens s’en rendent comptent et cherchent à savoir d’où ils parlent ». Face à la recrudescence des théories complotistes à l’Ecole, l’Education nationale tente de réagir. L’ancienne ministre Najat Vallaud-Belkacem a même organisé une journée sur ce thème en 2016 et une large documentation est à disposition des professeurs et des parents. Françoise Sarto organise régulièrement des séances de formation avec des professeurs où la question est abordée. Mais elle dénonce clairement un manque de moyens : « Je suis seule sur l’académie et à deux tiers temps ! » Même si elle estime que c’est le rôle quotidien des professeurs de faire travailler le fameux « esprit critique » des élèves, trop peu de moyens sont alloués selon elle pour faire venir des professionnels dans les établissements. Comprendre les mécanismes Denis Caroti est professeur de physique dans un lycée marseillais. Cette année il est déchargé de cours par le Rectorat, en partie pour animer un groupe intitulé « esprit critique et science » où il est beaucoup question de complotisme. Il forme dans l’année plusieurs centaines de professeurs qu’il accompagne sur le terrain en prodiguant des ateliers aux élèves, et en se basant beaucoup sur la « zététique » ou l’art du doute. « Il ne faut surtout pas rentrer en choc frontal avec les élèves en leur expliquant qu’ils ont tort au risque d’avoir l’effet escompté inverse : ils pourraient se sentir manipulé à leur tour par des adultes qui leur disent quoi penser, souligne-t-il. Il faut qu’ils développent leur logique, qu’ils comprennent que le doute est bon mais qu’un doute déraisonnable mène à la manipulation. C’est un boulot sur la durée. » Louisa Bengrab est aujourd’hui CPE dans un lycée aixois mais elle a exercé 5 ans au collège Jas de Bouffan, du nom de ce quartier « difficile » d’Aix-en-Provence. Pour elle, le corps enseignant n’est pas assez armé. « Après les attentats, les élèves se sont posés des questions mais comme le sujet est sensible, beaucoup de profs ont tendance à éluder la question, constate-t-elle. Les jeunes, surtout dans ces quartiers, fonctionnent à l’instinct, ils ont du mal à s’expliquer la vie, les injustices dont ils peuvent être témoins. Le risque, c’est qu’ils se marginalisent encore plus par rapport à une société qu’on leur donne à croire. » Force est de constater que le débat et le dialogue sur ces questions ne reposent pour le moment que sur les bonnes volontés. Comme celle de Patricia Basin-Ecalle, documentaliste au lycée Maulnier à Nice. Très engagée sur l’éducation aux médias, elle est chargée de mission pour le Clemi. Elle insiste auprès de ses élèves sur les notions de sources, leur viabilité, un meilleur apprentissage du monde médiatique et de ses représentants en en faisant intervenir dans sa classe, en visitant des rédactions… « Certains de mes collègues font travailler les élèves sur la création d’une fausse théorie du complot pour en saisir les mécanismes. Mais cela ne suffit pas ! » Un complot ? Clément Chassot 1. Centre de liaison de l’enseignement et des medias d’information, rattaché à l’Education nationale. Enquête publiée dans le Ravi n°158, daté janvier 2019