Des pesticides interdits épandus dans les rizières camarguaises
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« C’est pas constructif de toujours pointer du doigt les situations comme vous faites », regrette Bertrand Mazel, président du syndicat du riz. Le représentant des 170 riziculteurs camarguais s’agace que le Ravi déterre les 13 molécules interdites en France retrouvées dans deux canaux, le Fumemorte et le Versadou, qui servent d’égouts aux rizières. Ces deux roubines se jettent dans l’étang de Vaccarès. Un secteur classé en réserve intégrale, plus haute protection environnementale française, et situé en plein cœur du parc naturel régional. Celui de la carte postale avec les flamants roses et les grands marais à perte de vue. Pourtant rien de secret, ces données sensibles pour l’image du riz de Camargue sont publiques, bien que cachées au milieu des pages du rapport d’activité annuel de la Réserve naturelle nationale de Camargue. En 2011, les herbiers de zostères se dégradent et les cyanobactéries prolifèrent dans l’étang de Vaccarès. La réserve met en place des relevés pour comprendre la dégradation. L’objectif est de « mesurer l’effet de l’amélioration des pratiques agricoles dans les années à venir », précise le rapport annuel de la Société nationale de protection de la nature (SNPN), association gestionnaire de la réserve pour le compte de l’Etat. Mais, manqué… Malgré les engagements des agriculteurs à diminuer l’usage de produits phytosanitaires, la situation ne s’améliore pas vraiment. Simple exemple, on retrouve certains mois, jusqu’à 16 fois la norme environnementale d’Oxadiazon, un herbicide. Pire, en juin 2016, après deux années de baisse, le diagramme de la somme totale des pesticides présents dans les canaux monte à 78 ug/l, soit 6 fois plus que les pires concentrations observées depuis le début des relevés. « Conneries » tolérées « Cette analyse est malhonnête, s’énerve le président du syndicat des riziculteurs, c’est le Bentazone qui a foutu le bordel. » Cette substance, interdite, puis de nouveau autorisée de manière dérogatoire, s’emploie par centaines de grammes contre quelques nanogrammes pour les autres. Et donc les concentrations globales explosent même si le produit est moins agressif. « L’indicateur n’est pas pertinent pour juger l’usage de pesticides par les riziculteurs. Non, ces derniers n’en utilisent pas 6 fois plus », reprend Cyrille Thomas, ingénieur au Centre français du riz, le centre de recherche et de sélection variétale proche du syndicat. C’est que, les produits phytosanitaires autorisés, y’en a de moins en moins ! Du coup, les 7 molécules restantes non interdites en France pour la riziculture – contre 17 en Espagne et 20 en Italie – sont de moins en moins efficaces. Les herbes ont développé de la résistance à l’image des antibiotiques sur l’homme. Alors il faut trouver d’autres solutions. « Nous demandons à réduire les doses des produits qui ne marchent pas, plaide le patron des riziculteurs. On réclame les autorisations pour des produits efficaces que nous pourrons utiliser à doses réduites. » Face aux difficultés de désherbage, on force les doses des produits autorisés, on obtient des dérogations pour ressortir du placard des vieux herbicides ou on va même chercher des pesticides interdits en France, mais autorisés dans d’autres pays européens. « Si on est dans l’impasse technique, sans solution, nous sommes amenés à faire des conneries », reconnaît Bertrand Mazel. En 2014, une « connerie » n’est pas restée discrète. Le président du syndicat a été obligé de défendre devant la justice un de ses adhérents. Sur son terrain, il avait des bidons vides de pesticides interdits en France. Notamment le Risoprop 48 SC, autorisé en Espagne et prohibé en France depuis 2008, qui contient du Propanil, classé R50 « très toxique pour les organismes aquatiques ». On parle bien d’un produit qui va se dégrader dans des eaux sensées être un sanctuaire pour la biodiversité ! Le jugement n’a pas retenu les faits au motif que « les textes nationaux sont contraires à la norme communautaire européenne qui leur est supérieure ». En clair, devant la justice française, personne ne peut être condamné pour usage de produits interdits en France, si l’Europe les autorise. « Il y a un sentiment d’impunité des riziculteurs », peste Cyril Girard à Nature et citoyenneté Crau Camargue et Alpilles (Nacicca), une association partie civile lors du procès. Mais tout est logique pour le syndicat. « Nous demandons la réciprocité des autorisations entre les pays européens, pour se battre avec les mêmes armes que nos voisins puisque nous sommes sur le même marché. Sinon, il faut fermer les frontières », achève Bertrand Mazel. Sauf que le contexte n’est pas à l’autorisation de plus en plus de produits phytosanitaires. Le plan Ecophyto européen pousse des plans nationaux pour trouver des « méthodes de substitution à l’égard des pesticides ». De plus, le syndicat des riziculteurs a signé en 2012 le contrat de delta du parc naturel régional de Camargue visant à « réduire la pollution des eaux ». « Le contrat de delta, c’est du pipeau, c’est pas opposable au tiers, c’est juste un contrat d’objectif, balaye le syndicaliste avant de se reprendre. On est tous conscients des demandes sociétales, mais vous ne pouvez pas en deux ou trois ans, modifier le comportement de 170 riziculteurs. Les solutions intelligentes ne pourront se trouver qu’à long terme dans un contexte de confiance. » Le bio prend l’eau Pour régler le problème des pesticides, « le maximum de bio, ça nous paraît le minimum dans un espace protégé comme celui-là », déroule Cyril Girard de Nacicca. Surtout qu’en allant voir du côté du Biosud, le plus gros producteur de riz bio en Camargue, on se rend compte que le riz bio, c’est possible, mais « plus difficile. Cela demande de repenser la culture en cycle sur 6-7 ans avec des rotations, et d’intégrer toute la filière jusqu’à l’emballage pour récupérer les plus-values », détaille Marc Thomas, président de la société. Tout en mettant en garde : « Il faut aller doucement, afin que l’offre ne dépasse pas la demande sinon les prix vont chuter. » Au-delà du côté qu’il juge « utopique » du bio, Bertrand Mazel s’insurge contre la tendance « à vouloir laver plus blanc que blanc ». Il avertit devant ce qu’il considère comme des bâtons dans les roues, « la riziculture est fragile, on pourrait disparaître et être remplacé par le maraîchage, bien plus gourmand en pesticides ». En 5 ans, elle a en effet perdu 5000 hectares pour tomber à 15 000 ha. Et là « attention », prévient le syndicaliste, « faudra pas que les écolos viennent pleurer ». En effet, la riziculture donne un coup de main à la biodiversité en apportant de l’eau douce pour l’équilibre du delta par le réseau d’irrigation que les propriétaires entretiennent à leurs frais. « Les 3 millions de frais de fonctionnement, c’est encore les agriculteurs qui payent, ce ne sont pas la réserve ni l’Etat », souligne Bertrand Mazel. Un argument que reprend Gaël Hemery, responsable des espaces naturels au parc régional de Camargue : « Il faut que la riziculture puisse vivre, on a besoin d’une agriculture forte pour l’entretien des réseaux. » Sauf qu’en théorie, il devrait n’y avoir « aucun rejet agricole dans une réserve intégrale », se pince Cyril Girard de l’association Nacicca. L’objectif est un retour à l’état naturel, mais les cadres légaux et la Camargue, ça fait rarement bon ménage. Le delta, malgré son aura de nature préservée, est un espace intégralement géré par l’homme. La réserve accepte l’eau des riziculteurs pour réguler la salinité de l’étang de Vaccarès et y préserver l’équilibre actuel. « On nous qualifie d’affreux pollueurs, mais la situation est normale : pas d’hécatombes de poissons, de flamants roses ni de disparitions massives d’herbiers. Sans nous, demain on peut se retrouver avec un désert salé », insiste Bertrand Mazel. Il dénonce lui aussi son scandale. Cette année, le taux de salinité du Vaccarès est arrivé à son plafond pour l’équilibre de la biodiversité. Et la patron des riziculteurs de mettre en cause la gestion défaillante des « écolos » : « On joue avec le feu ! Attention à ne pas modifier les grands équilibres. Les pêcheurs commencent à gueuler. » Dans les années 90, lors de la création du parc naturel, une alliance pêche-chasse-agriculteur-tradition avait « mis le feu » à la Camargue pour lutter contre sa « mise sous cloche ». Bertrand Mazel nous conduit devant un souvenir de l’époque. Sur le mur, un drapeau « Camargo Indepèndanto » représentant un flamant rose armé d’une mitraillette. Et de conclure : « Pour avoir la paix, il faut travailler au consensus, et ce n’est pas avec des accusations qu’on peut y arriver… Sinon j’en connais qui vont sortir les drapeaux. » Ah, la nature camarguaise ! Eric Besatti Enquête publiée dans le Ravi n°157, décembre 2018