Les quartiers populaires, malades du travail
Le camion recule pour entrer dans la zone de livraison du Carrefour. Agent de sécurité, Noumouké Sangare se retrouve écrasé contre le mur par la remorque. Il est mortellement blessé. C’était en 2013 en Paca, et le mois dernier Carrefour comparaissait devant le tribunal correctionnel pour homicide involontaire. Plus frappés par le chômage et, pour ceux qui ont un emploi, plus frappés par les accidents et les maladies professionnelles. Les habitants des quartiers populaires sont frappés d’une double peine en matière de santé au travail, selon les rares études ayant abordé la question. Les caisses d’assurance retraite et de sécurité au travail (Carsat) ne disposent pas de statistiques selon les lieux de résidences, se focalisant sur les secteurs d’activité ou les lieux de travail.
En croisant plusieurs études, l’Observatoire des inégalités, organisme indépendant financé notamment par la Fondation Abbé Pierre, avait pourtant tiré la sonnette d’alarme dès juin 2017. « Les maladies professionnelles frappent avant tout les milieux populaires, et particulièrement les femmes. Le nombre de patients souffrant de maladies professionnelles reconnues est 37 fois plus élevé chez les ouvriers que chez les cadres », notait l’Observatoire, s’appuyant sur une étude du ministère du Travail. Dans cette enquête analysant les chiffres des maladies du travail pour l’année 2012, le ministère souligne que sur 52 000 cas constatés, 75 % concernent des ouvriers, 23 % des employés et seulement 4 % des cadres.
Tunnel carpien
Parmi les facteurs aggravants : la précarité du travail, comme le souligne une étude réalisée par Médecins du Monde à Marseille 2013. « De nombreux cas ne sont pas déclarés par les travailleurs, parfois parce qu’ils craignent de perdre leur emploi ou renoncent à déclarer leur maladie comme liée au travail en raison de la complexité de les faire reconnaître comme telles », pointe l’Observatoire des inégalités. S’y ajoutent, selon le ministère du Travail, les conditions physiques et psychologiques du travail : effort musculaire, posture inconfortable, températures extrêmes, gestes répétitifs, contraintes de temps, manque de soutien et d’autonomie de décision, qui réduisent les capacités de récupération… En 2012, parmi les cinq secteurs les plus exposés, on retrouvait quatre des futurs secteurs « de première ligne » où travaillent beaucoup d’habitants des quartiers populaires : hypermarchés et supermarchés, bâtiment, aides à domicile.
En 2019, en Paca et Corse, la situation avait peu évolué. Selon les chiffres de la Carsat Paca-Corse, les secteurs où les taux de maladies professionnelles sont les plus élevés étaient ceux de la santé, le nettoyage, le travail temporaire (tous en hausse de +1,4 % par rapport à 2018), le bâtiment (+9,6%), les transports, l’eau et l’énergie. Les départements les plus touchés étant le Var, le Vaucluse et les Hautes-Alpes. Les troubles musculo-squelettiques représentaient 83 % des maladies constatées, dont 37 % de syndrome du tunnel carpien. Ce syndrome, qui ne s’attrape pas qu’en manipulant une souris mais par tout mouvement répétitif, peut avoir des conséquences très lourdes : engourdissement de la main et de plusieurs doigts, douleurs pouvant aller jusqu’à réveiller en pleine nuit, diminution de la force de préhension dans la main…
Dossier médical à trous
Plus exposés à des maladies professionnelles, les habitants des quartiers populaires ont-ils pour autant une chance équitable de se faire soigner ? Pas non plus : de par le manque de cabinets généralistes et de spécialistes, ou les difficultés d’accès aux plate-formes hospitalières par manque de transports, les quartiers populaires sont là aussi relégués. Une phénomène amplifié par les lacunes dans l’organisation française de la santé au travail. Entendue en octobre dernier par la commission des affaires sociales du Sénat, l’association Santé et médecine du travail pointait « le très grand déficit de formation » des médecins généralistes en matières de maladies professionnelles.
« L’historique des postes de travail souvent absent du dossier médical, ce qui conduit à ne traiter que le soin au détriment de la prévention et de la réparation », note l’association dans son propos liminaire. Or, la médecine pourrait jouer un rôle décisif dans le suivi des maladies professionnelles. Avec la fusion entre les comités d’entreprise et comités d’hygiène, sécurité et condition de travail (CHSCT) actée en 2017 par les ordonnances Macron, plusieurs petites et moyennes entreprises ont perdu en moyens de suivi sur ces thématiques. Un phénomène particulièrement inquiétant en Paca, où les TPE-PME sont surreprésentées : 52 % des entreprises y comptent moins de 50 salariés, contre 47 % en moyenne sur l’ensemble de la France.
Et il ne faut pas trop compter sur l’inspection du travail : selon un rapport du Sénat, le ministère du Travail viserait pour 2022 un objectif de 10 000 salariés suivis par chaque agent de contrôle. Un taux qui ferait passer la France derrière d’autres pays européens comme la Finlande et le Luxembourg, mais aussi la Pologne et la Roumanie. Une évolution renforcée par la baisse du nombre de candidats pour devenir inspecteur du travail : il a quasiment été divisé par trois entre 2013 et 2019. Intervenant après l’accident de Noumouké Sangare, l’inspection du travail avait relevé plusieurs manquements graves, dus notamment à l’absence de protocole de sécurité, sous-traité à un prestataire. Le procureur a requis contre Carrefour une amende de 33 000 euros.