Matraquez, y a rien à voir !
Julie (1) le dit à plusieurs reprises : « Si c’était aujourd’hui, je ferais différemment. » Depuis un an et demi, cette gilet jaune âgée de soixante ans est poursuivie pour avoir filmé et diffusé en direct sur Facebook une intervention musclée de policiers. En première instance, elle a été condamnée à un an de prison avec sursis pour « outrage et incitation à la violence ». En plein débat sur l’article 24 du projet de loi « sécurité globale », Julie attend son procès en appel.
Des coups et un smartphone
Tout commence au printemps 2019. Depuis cinq mois, les gilets jaunes organisent chaque samedi des manifestations dans les principales villes de Paca. Julie s’est jointe au mouvement. « Je travaille comme indépendante, j’habite dans un quartier tranquille, je suis propriétaire de ma maison. J’avais jamais manifesté jusque-là, mais là je suis sortie dans la rue parce que les gilets jaunes étaient en accord avec ce que je pensais depuis longtemps. » Plusieurs week-ends à la suite, elle enchaîne les manifs partout en Paca. Arrive ce samedi de printemps : « Dès qu’on est entré dans le centre-ville, j’ai vu beaucoup de policiers que j’avais pas l’habitude de voir, ils étaient vraiment très nombreux. »
La tension monte très vite. « J’ai vu un policier mettre à terre un gilet jaune de 70 ans, puis un autre taper sur une jeune fille qui filmait avec son téléphone. Il lui a fait voler en l’air à coups de matraque. » Scandalisée, Julie sort son smartphone et commence à filmer à son tour, en diffusant en direct sur Facebook. « Je voulais montrer ce qui se passait ici à des copains du Sud-Ouest… Sur la vidéo, on m’entend dire « Mais ça se passe toujours bien, d’habitude, ici !! ». » La gilet jaune laisse cependant fuser des insultes : « J’ai dit à la volée « Ha les fils de pute », mais je ne désignais aucun policier en particulier. Et quand je dis « Il faut faire sauter quelque chose », je parle du gouvernement… » La manif finit par se disperser, Julie rentre chez elle.
Trente heures en garde à vue
Plusieurs semaines plus tard, alors qu’elle rentre d’un déplacement professionnel, elle est convoquée à la brigade financière. « J’ai pensé qu’ils allaient me chercher des noises dans ma société à cause des gilets jaunes, rien de plus que ça. » Julie se rend à l’audition… et est aussitôt placée en garde à vue. « Ils m’ont montré ma vidéo, je ne pouvais pas nier que c’était moi. Mais ils ont aussi montré des commentaires haineux qui avaient été postés en dessous, que je n’avais pas vus et donc pas enlevés. »
Trente heures durant, la gilet jaune alterne entre interrogatoires et passages en cellule. Elle en sort poursuivie pour outrage et incitation à la haine et au crime envers personne dépositaire de l’autorité publique. Trois policiers se sont portés partie civile. « Je les avais jamais vus, assure Julie. Je pouvais même pas les reconnaître puisqu’en manif ils sont tous cagoulés ! » Une procédure totalement contestable, pour son avocat : « À aucun moment dans la vidéo elle ne s’adresse directement aux policiers partie civile. Ce sont même les enquêteurs qui ont appelé l’un des policiers pour lui faire part de la vidéo, qu’il n’avait jamais vue… »
« Un jugement d’intimidation »
Mais même sur ces bases fragiles, la justice fonce : au procès, le procureur réclame six mois de prison ferme avec mandat de dépôt à la barre ! Ce sera un an avec sursis et plusieurs milliers d’euros de dommages et intérêts pour les trois policiers, l’un d’eux assurant avoir dû faire déménager sa famille pour la protéger suite à la diffusion de la vidéo. Plus un contrôle judiciaire le samedi, qui empêche de manifester. « C’est un jugement d’intimidation », tranche l’avocat de Julie. « J’ai été de ceux qui ont servi d’exemple, estime la gilet jaune. Je ne pensais pas que ma justice, que la justice de France, soit comme ça. »
Depuis le jugement en première instance, Julie est allée soutenir d’autres gilets jaunes en procès. Elle est aussi intervenue dans plusieurs réunions pour sensibiliser les manifestants aux risques de filmer la police. Pour son avocat, l’article 24 actuellement en débat au Parlement viendrait combler un vide juridique pour la police : « Le délit d’outrage n’est pas approprié pour une diffusion sur les réseaux sociaux. Cela suppose qu’on s’adresse directement à quelqu’un, avec l’intention qu’il prenne connaissance de l’outrage. »
Alors que l’article 24 est en débat au Sénat, sa majorité LR a annoncé son intention de « procéder à sa réécriture complète », pour lever entre autres « des problèmes de constitutionnalité ». À l’Assemblée nationale, la majorité LREM envisage pour sa part d’intégrer certaines dispositions de l’article 24 dans la loi de lutte contre les « séparatismes ». L’intérêt de filmer les actions policières, lui, n’a jamais été aussi clair. Fin novembre, sur la base d’une vidéo, un policier toulousain a été condamné à quatre mois de prison avec sursis pour avoir aspergé de gaz lacrymogène un gilet jaune tétraplégique en fauteuil roulant. La vidéo avait été prise par un riverain depuis un balcon, puis diffusée sur les réseaux sociaux. Celle de Julie, elle, a été retirée des réseaux sociaux. Le smartphone qui lui avait servi à la tourner lui a été confisqué lors de sa garde à vue. Il ne lui a toujours pas été rendu.
1. Le prénom a été modifié.