La croisière ne s’amuse pas toujours
Toulon-Ajaccio by Corsica Ferries (le 13/06/2017)
20h12
Un chauffeur, torse nu, galère à parquer son camion dans le Méga Andrea en partance pour Ajaccio. Valise à la main, je grimpe l’escalator sans que personne ne me contrôle. « Tendez ! Tendez ! », crie un jeune homme en chemise blanche en me courant après. Il enchaîne en italien, mais ne parle ni français, ni anglais. Devant notre incompréhension mutuelle, il m’arrache mon ticket d’embarquement des mains avant de disparaître dix minutes. A son retour, il poursuit son monologue en italien. Enervée, j’articule un « I DON’T SPEAK ITALIAN ! » qui reste sans effet. Et je finis par hurler : « Stop, stop, STOP ! » Il me regarde, surpris, puis me fait signe négligemment de poursuivre ma route.
20h22
Pont 6, un groupe d’hommes peu avenants, vêtus de vestes mal taillées aux couleurs de Corsica Ferries, attendent les voyageurs pour les accompagner à leurs cabines. S’ils ne sont pas recrutés pour leurs talents linguistiques, ils ne le sont pas non plus pour leur amabilité. Mais on peut comprendre qu’ils n’aient pas le sourire, leur concurrent accuse la compagnie low cost de « dumping social », en employant à bas coût des Italiens et Européens. Du côté de Corsica Ferries, on nous assure qu’il y a aussi des salariés français – nous n’en avons pas croisés – et que « le siège [étant] situé à Bastia, [Corsica Ferries] est soumis aux conventions collectives françaises ». La direction ne nous a pas transmis les grilles salariales demandées pour autant…
20h30
Pas les moyens, au Ravi, de prendre une cabine vue sur mer. La mienne n’a donc pas de fenêtre et sent les pieds. J’ai juste le mal de mer, mais heureusement je ne suis pas claustro !
21h30
Trente minutes que nous naviguons et mon estomac est déjà en vrac. Je prendrais bien un « mer calme » qui m’assommerait jusqu’au lendemain matin mais voilà, je suis censée être en reportage… Devant l’ascenseur, un employé en veste jaune claque des doigts plusieurs fois pour signifier à une mère de famille qu’elle vient d’égarer la sucette de son enfant. La maman est choquée par ce choix de communication non verbale. On va se marrer si le bateau coule !
22h00
Bon gré, mal gré, avec une furieuse envie de rendre jusqu’à mon petit déjeuner de la vieille, je me pose au bar panoramique, dont l’épithète perd évidemment tout son charme de nuit. À part « bonjour » et « merci », là non plus les serveurs ne parlent pas français. Une jeune femme engoncée dans son chemisier blanc fait les cent pas son plateau à la main, prête à se jeter sur le premier verre vide. Lorsqu’elle vient prendre ma commande, je tente une approche tout sourire : « Vous travaillez là depuis longtemps ? » Elle ne répond pas. Je reformule en anglais. « Why ? », me dit-elle d’une moue mal aimable. Bref, je finis par commander une Despé à 5,20 euros, pas fraîche.
22h45
Le barman, beau gosse, dragouille les serveuses. « Je parle pas italien, je parle marseillais ! Tu sais pourquoi ? Parce que je suis marseillais, d’accord ? », soliloque un client totalement bourré en bermuda kaki et veste de chasseur accoudé au bar. Notre serveuse parle une langue des pays de l’est avec une autre employée qui semble énervée par son bulletin de salaire. Le chasseur imbibé paie ses consommations en pièces jaunes. Il vacille et moi avec. Je vais me coucher de peur de vomir sur la moquette où certains passagers sans cabine ont décidé de passer la nuit…
06h00
La mienne a été courte, alternant les allers-retours aux toilettes pour y rendre mes viscères et les tentatives avortées de couper cette p… de clim ! Lorsque le haut-parleur me rappelle que j’ai quinze minutes pour libérer la cabine, le soleil se lève sur le golfe d’Ajaccio et l’espoir avec lui de retrouver enfin la terre ferme.
Bastia-Marseille via La Méridionale (le 12/06/2017)
17h30
Embarquement immédiat. Contrôle de sécurité sommaire : « Vous avez un couteau ? Ah. Il est emballé ? Ok. » Une fois à bord, je récupère mon portefeuille égaré à l’aller, qui a provoqué quelques visites à l’administration corse. Le personnel (45 personnes) parle le français et est soumis au droit du travail français. Il travaille 30 jours en mer, pour 25 de repos. Le Piana est le plus gros navire de La Méridionale : 180 mètres de long, 30,50 de large, 45 navigants. Il y a même un cinéma à bord. Il permet de transporter 700 passagers. Ce soir, c’est calme : nous sommes environ 250.
18h00
Une cinquantaine de personnes sur le pont arrière du bateau qui donne sur Bastia et les montagnes environnantes. Au large, on aperçoit les côtes de l’île d’Elbe ! Grosse chaleur de fin de journée et la lumière, rasante, est aveuglante. Des Maghrébins, mais surtout des Allemands, sont en transit depuis la Sardaigne : « Das ist ein panaché ! » La pression est à 3,20 euros et le Ricard à 2,80.
18h40
Grand départ. L’immeuble flottant est en mouvement.
19h15
Je lance la discussion avec quelques travailleurs du bar principal, très avenants. Le maître d’hôtel – corse – du Piana, Didier Lucchesi, un grand bonhomme sec à lunettes et crâne rasé, est en pause. 30 ans de boîte, également membre du Syndicat des travailleurs corses, il plaisante d’abord : « En résumé, on est les meilleurs ! » Plus sérieusement : « Non, c’est plus compliqué qu’avant. D’abord la concurrence est plus rude. Mais c’était surtout une boîte familiale, tout cela a changé dans les années 90 [et l’arrivée de l’actionnaire STEF au capital, Ndlr], les rapports ont changé. » Et l’avenir ? « Nous sommes dépendants de la collectivité territoriale corse pour la délégation de service public. On ne sait pas grand-chose en fait. La date qui compte, c’est 2019, quand elle sera réattribuée. Il y aura un gâteau à partager et à mon avis, il sera partagé… On entend tout et n’importe quoi mais on ne sera au courant qu’à la dernière minute », se désole le syndicaliste. « De toute manière, ils gèrent ça au bar [référence au feu bar de la Brise de mer à Bastia qui eut accueilli des membres du gang du même nom, Ndlr]. C’est mafia et compagnie », s’attriste un autre. Le mojito offert par la maison est très bon.
19h30
La discussion avec le personnel continue. Ils évoquent leurs conditions de travail, aux 35 heures annualisées : « On n’est pas des privilégiés même si on n’a pas à se plaindre. » Un barman gagne environ 2 200 euros net par mois. « Mais le bruit, les vibrations, les néons…, égrène l’un d’eux. Des fois il me faut une semaine à terre pour retrouver un rythme normal. » Nous n’avons par contre croisé aucune femme en uniforme… « C’est un peu compliqué, vous savez, elles tombent enceintes, y’a des histoires… »
19h40
Le navire longe le cap Corse, enchevêtrement de collines verdoyantes qui viennent s’abîmer en mer. Sur l’une d’elles glissent les silhouettes d’une vingtaine d’éoliennes.
20h20
Du vin, du hash et… Non, c’est plutôt poulet rôti et petits légumes au self. Et plutôt de bonne facture. En sortant du restaurant, le soleil se couche sur la Méditerranée qui reflète ses derniers rayons. Spectacle très apprécié des Allemands : « Ja ja, ach so ! » Plus loin, sur le pont, entre chien et loup, des dauphins s’amusent et sautent hors de l’eau.
22h00
Cette fois, je n’irai dormir ni sur les sièges du « salon fauteuils », qui ne permettent pas vraiment d’allonger les jambes, ni par terre à côté, sur le parquet. Les banquettes du bar sont finalement beaucoup plus confortables !
06h15
Retour en rade de Marseille. Entre la corniche et les îles du Frioul, vue imprenable sur un soleil écarlate qui s’élève derrière la Bonne-Mère. La « capitale des Corses » s’éveille…
Samantha Rouchard (sur Corsica Ferries) et Clément Chassot (sur La Méridionale)