Une Technopolice pas très « Nice »
Les Niçois se baladent, profitent de leur heure de sortie autorisée pour flâner promenade du Paillon ou des Anglais. La plupart sont masqués. Ce 24 novembre presque printanier, d’autres déjeunent sur les galets de la plage du centre-ville, certains se baignent. Difficile de se croire dans la ville la plus surveillée de France.
« Au dernier comptage, il y a 3 800 caméras de vidéosurveillance, tramway compris. Toute la ville est quadrillée », annonce pourtant Henri Busquet de la Ligue des droits de l’Homme (LDH) locale. Place Masséna, dans le centre touristique, à quelques encablures de la basilique Notre-Dame, où ont été assassinés trois Niçois par un djihadiste le 29 octobre, le militant arrête rapidement de les compter. Elles sont partout : aux carrefours, sur les lampadaires, au milieu de l’espace public. Selon le site de la ville, la vidéosurveillance permet de suivre « en temps réel des manifestations » et « détecter automatiquement tout comportement “anormal” (intrusion, attroupement…) ». « Mais comme on peut se balader, manifester, les gens n’y pensent pas », poursuit Henri Busquet, caché derrière son masque.
« Un véritable contrôle social »
Résultat, le projet « Safe city », la dernière lubie sécuritaire de Christian Estrosi, le maire LR, révélée par la LDH, n’a pas fait se lever les foules. Le président de l’association des artisans et des commerçants de Nice Nord, Richard Bambina, explique en avoir vaguement entendu parler. Alain Colorado, celui du comité d’intérêt de quartier de Nice centre-ville, est enthousiaste. « Je suis pour ces politiques, comme beaucoup, explique ce patron d’une entreprise de nettoyage. On perd un peu de liberté, mais ça apporte la sécurité et je n’ai pas l’impression d’être fliqué. » Pharmacien installé en face de la gare, Emmanuel Hess est un peu seul à douter : « La ville a subi des chocs, mais je suis mesuré. Je suis amateur de science-fiction et ce que je vois commence à ressembler à ce que je lis, notamment les dérives. »
Le « Safe city » d’Estrosi pourrait en écrire un nouveau chapitre (1). Premier projet français, il a été signé en juillet 2018 avec un consortium d’entreprises et de laboratoires de recherche piloté par Thalès, la multinationale française de la défense, qui s’intéresse autant à la biométrie qu’à l’analyse textuelle ou à la sécurisation des systèmes d’information. Si le « démonstrateur » vise à développer des applications, son objectif principal est de mettre en place des outils de collecte et l’analyse de données pour développer des capacités prédictives (2). En grande partie financé par l’État, via la Banque publique d’investissement, le projet de 25 millions d’euros sur trois années a initialement été développé à Mexico il y a une dizaine d’années. Avec un résultat plus que mitigé au regard de la criminalité locale…
À Nice, en un peu plus de deux ans, trois expérimentations ont officiellement été lancées. La reconnaissance faciale au carnaval 2019, la détection d’émotions dans le tramway et Reporty, une application vidéo de délation. Autant de dispositifs recalés par la CNIL, faute d’encadrement législatif. S’ils pourraient trouver un nouveau souffle avec la loi sur la sécurité globale – ses articles 21 et 22 autorisent la reconnaissance faciale et la surveillance par drone – ou le très technophile Livre blanc sur la sécurité intérieure, rendu public mi-novembre, les innovations promises en gestion de données préoccupent tout autant. Ce sont en effet les bases de données, leur richesse, leurs croisement qui donne toute son utilité aux nouvelles technologies sécuritaires. « La convention contient des dispositions extrêmement larges ou avec très peu de garanties, notamment sur leur utilisation et conservation », note l’avocate Mireille Damiano, qui a accompagné la LDH dans ses actions en justice (3). Le partenariat promet également de travailler sur les « signaux faibles », les réseaux sociaux.
« On n’a aucun bilan du projet, ni info sur ce qui est développé, dénonce de son côté Juliette Chesnel-Leroux, élue d’opposition EELV. Quand on voit le traçage commercial de nos portables et ordinateurs, on peut être inquiet. » « Est-ce le rôle d’un maire de faire du renseignement ? », interroge encore Henri Busquet, de la LDH. Et de craindre : « On place les briques d’un véritable contrôle social. » Un contrôle déjà à l’œuvre à Nice : pendant le premier confinement, Estrosi a aussi signé un couvre-feu dans les quartiers populaires de la ville et un contrat pour l’utilisation d’un drone. Sans oublier l’omniprésence de la police municipale.
« Les deux attentats subis par la ville devraient pourtant invalider cette technopolice », insiste Mačko Dràgàn, un des fondateurs du mensuel dubitatif Mouais. Tout en rappelant également le peu « d’impact de la vidéosurveillance sur la délinquance et la sécurité ». « Après la charge policière sur Geneviève Legay, le 23 mars 2019, la police municipale n’a pas fourni les vidéos de ses caméras », ironise le journaliste, qui vient de réaliser, avec la Télé Chez Moi, « Pourtant la rue t’appartient », un documentaire sur les espaces publics à l’heure des smart et safe cities.
Des caméras qui ignorent tout autant les couloirs de l’hôtel de ville et les libertés prises par Estrosi lui-même avec la loi. Pour la seconde fois en deux mois, cette fois à la métropole niçoise, l’ancien ministre de Sarkozy vient d’être épinglé par la chambre régionale des comptes pour des embauches de cabinet très exotiques. Voire mexicaines.
1. La ville de Nice et Thalès n’ont pas répondu à nos sollicitations.
2. Pour le détail du projet : https://site.ldh-france.org/nice
3. Mireille Damianio a été la tête d’une liste, non élue, écolo, communiste et citoyenne aux dernières municipales.