Cinéma de quartier
Le bus n°30 se fraye un chemin dans le quartier des Aygalades, aux confins nord de Marseille, avant de s’embarquer dans une côte cerclée par la pinède. Quelques tours HLM montrent le bout de leurs fenêtres : bienvenue à la cité de la Savine, où personne ne passe par hasard. Adam Pianko (1), 74 ans, a fait le chemin à vélo électrique. Il est venu pour l’un de ses nombreux repérages, dans une cité qu’il connaît désormais très bien. Et pour cause, il y a tourné le long métrage Aouine (2) – avec son alter ego cinématographique du cru Daniel Saïd – primé en 2013 au Festival international de cinéma méditerranéen de Tétouan, au Maroc. Plus de quatre ans de travail et d’ateliers avec jeunes et moins jeunes pour un résultat assez époustouflant : une chronique de la vie ordinaire d’un quartier dit « sensible » avec son trafic, ses amours, ses jalousies, ses rêves et ses codes, parfois impitoyables. Le tout avec des acteurs amateurs uniquement. « Je voulais au début engager un ou deux acteurs professionnels mais il y a tout ce qu’il faut ici, c’est incroyable ! », sourit Adam Pianko.
« Le film L’Esquive (réalisé par Abdellatif Kechiche. Ndlr) m’a vraiment donné le déclic », continue le réalisateur. Il a en effet une façon particulière de travailler : le moins possible de liens avec les acteurs avant les ateliers où chacun fait part de ses envies, de thèmes à travailler. Il en sort une trame de scénario mais n’écrit rien. Daniel Saïd pose ensuite sa caméra, et c’est parti : impro totale. Ce qui donne une impression de réel troublante, à la limite du documentaire. Avec toujours plusieurs projets sur le feu, Adam Pianko travaille sur une adaptation de l’opéra Carmen, version la Savine 2017, financé par la Politique de la ville. Il a trouvé un pianiste grâce à une jeune femme qui anime bénévolement des ateliers de musique et de théâtre au centre social. « C’est de l’autodidactisme de quartier, le pianiste en question a appris à jouer à la gare Saint Charles ! », lâche-t-il dans un sourire. Une BD, adaptée d’Aouine, devrait bientôt sortir.
Autre lieu, même décor ou presque : la Solidarité (dites « la Soli »), perchée sur les hauteurs de la ville en pleine rénovation urbaine, où le mistral est plus glacial que n’importe où à Marseille. Il est 10 heures, le quartier s’anime peu à peu. Lyès Kaci, réalisateur d’origine algérienne de 36 ans qui a sorti son premier court métrage en 2005 (3), a rendez-vous à la salle polyvalente avec 7 jeunes du centre social. D’abord financé par l’association Craac (4) pour réaliser un court métrage sur la citoyenneté, le centre social a décidé de continuer l’action, cette fois sur le thème de la mixité hommes/femmes.
Ryane, Mohamed, Sofiane, Mourad, Athmane, Nasro (oui, aucune fille dans leur groupe…) ont l’énergie de leur jeunesse : entre 15 et 16 ans. Turbulents, Lyès attend qu’ils finissent leur bol de céréales pour commencer à dialoguer même s’il « ne comprend pas tout ce qu’ils disent », s’amuse-t-il. Un peu poussé par les deux animateurs, Bilel et Lliazard, ils déroulent et parlent donc « gadji ». Il y a celles qu’on respecte et celles qu’on ne respecte pas, les « folles » comme ils les appellent. En gros, celles qui ne sont pas vierges avant de se marier. Le langage est cru. Les deux animateurs les mettent devant leurs contradictions : « Et si quelqu’un touche à ta sœur ? » Et l’un d’entre eux de brailler : « Je les déchire tous ! » Ils veulent profiter de leur jeunesse avant de « tomber love ». Mais le machisme n’est jamais loin : « Tu ne compares pas les filles avec les garçons ! » Lliazard résume : « En fait, vous faites des trucs aux autres qu’on ne voudrait pas qu’on vous fasse ? » « Ouais, c’est la vie ! C’est partout pareil… »
« Le but de ces films est aussi de tordre des clichés, qu’ils alimentent eux-mêmes. Ils savent très bien quelle image ils renvoient d’eux-mêmes. Donc je cherche à les faire réfléchir, à échanger… », explique le réalisateur kabyle. S’il doit respecter un cadre donné, il compte bien amasser de la matière pour travailler sur un long métrage d’ici la fin de l’année.
Le surlendemain, le tournage débute avec une scène sur « le banc des accusés », le poste avancé pour observer allées et venues dans la cité. Le but est qu’ils improvisent autour d’un récit qu’ils ont eux-mêmes inventé : l’un d’eux leur raconte son histoire avec la sœur d’une figure de la cité. Mourad a revêtu son plus beau survêtement. Action ! Improvisation pour tout le monde car Lyès imagine quasiment en temps réel le déroulé du film tout en s’arrachant les cheveux pour diriger les « acteurs ». Mais le « rec » de la caméra reste le meilleur moyen de les canaliser. Tous ne comprennent pas que les plans doivent être raccords. On refait la scène. Mais ils rigolent beaucoup : « J’étais bien là ? Ch’uis Georges Clooney wallah ! » Pour Bilel, ces ateliers « leur permettent de se visualiser, de voir comment ils parlent etc. Et puis sur une thématique comme celle-là de se rendre compte de la réalité ». Encore une fiction pour certains.
Clément Chassot
1. Cf son portrait dans le Ravi n°147
2. Du nom du cri des habitants pour prévenir de l’arrivée de la police, « alerte » en berbère.
3. Le miroir : https://vimeo.com/57725881
4. Centre de ressources pour l’anticipation et l’aide au changement
Enquête publiée dans le Ravi n°149, daté mars 2017