A Jouques, le chômage paie
« Je ne sais pas combien de temps je vais rester, j’attends de voir venir, et je peux vous assurer que c’est du luxe ! Parce que le chômage ne vous fait rien voir du tout, seulement d’espérer le temps d’écrire une lettre de motivation… » Attika, 60 ans, savoure. Elle a enfin retrouvé un travail après 5 ans d’inactivité. Son employeur est une association un peu particulière : une EBE (Entreprise à but d’emploi) qui répond au nom d’Elan Jouques. Un statut créé spécialement pour une expérimentation menée au niveau national sur dix territoires, financée par l’Etat (voir encadré) et impulsée par l’association ATD Quart monde (1). La ville de Jouques (13), petite ville provençale de 4000 habitants, impliquée dans le projet depuis 2012, a officiellement été retenue en novembre dernier.
Nous avions déjà rencontré Attika il y a un peu plus d’un an lors d’une réunion de préparation (voir le Ravi n°135), alors que Jouques n’avait pas encore été officiellement retenue. A l’époque, cette ancienne documentaliste au musée d’histoire naturelle d’Aix-en-Provence souhaitait développer des activités pour dynamiser « une ville assez calme ». Aujourd’hui, avec quatre autres collègues, elle planche sur l’organisation de visites guidées du centre historique, qui devraient être proposées à partir de la deuxième quinzaine de mai.
Elan Jouques est finalement une jeune start up. Officiellement créée en février dernier, elle a signé ses 15 premières embauches en avril. Deux autres salariés y ont été intégrés depuis en attendant les suivants. Les âges vont de 20 à 50 ans avec des profils très variés. Dans ses locaux, provisoirement situés au bout de la rue principale de ce village provençal typique, le personnel s’active. Certains planchent sur des balades touristiques ou une ressourcerie, d’autres partent à la recherche d’un local plus grand et plus adapté… Olivier Libbrecht, le directeur de l’EBE, grand gaillard au crâne rasé, semble au four et au moulin. « On est un peu à l’arrache », plaisante-t-il. Cet ancien directeur financier de groupes industriels voulait se reconvertir dans l’économie sociale et solidaire. Le voilà servi ! « C’est une aventure, tout est à construire, explique-t-il. L’Etat paie les salaires mais c’est à nous de nous acquitter des cotisations patronales, de trouver des financements pour assurer la pérennité de l’entreprise, payer le loyer, le matériel etc. » Chacun apporte donc sa pierre à l’édifice selon ses compétences pour lancer la structure sur de bonnes bases. Fanny, graphiste, s’occupe de la communication, d’autres de la sécurité, de la comptabilité, du droit social…
Start up d’un genre nouveau
« C’est très bien d’avoir été sélectionné mais nous devons faire nos preuves, il y a un peu de pression quand même », avoue Attika. « Outre le pôle tourisme et la ressourcerie, nous sommes là aussi pour répondre aux besoins ponctuels des agriculteurs, des commerçants et des artisans du coin, assure Olivier Libbrecht. Et nous comptons nous positionner sur le service aux personnes : changer une ampoule, vider un garage… Cela touche au cœur de notre projet, créer du lien social. » La démarche vise l’intérêt général, mais pas question de travailler gratuitement, toutes les prestations sont facturées : « Nous ne faisons pas de la mise à disposition ! »
Chaque territoire sélectionné est doté d’un comité de pilotage local. Sont représentés pour Jouques la mairie, ATD Quart monde, le conseil territorial du pays d’Aix, le Conseil régional et le Conseil départemental, Pôle emploi, la Direccte, les acteurs économiques de la commune et le groupe AG2R La Mondiale, qui, séduit, a versé 30 000 euros à l’association. C’est à ce comité qui revient d’informer les chômeurs de longue durée et de mener les entretiens de recrutement. Pour être éligible, deux conditions : être privé d’emploi depuis au moins un an (sans forcément être inscrit à Pôle emploi) et habiter Jouques depuis au moins 6 mois. « Ce n’est pas le CV qui compte mais le comité demande aux candidats ce qu’ils veulent vraiment faire et leurs compétences », assure Olivier Libbrecht. Faute de pouvoir embaucher tout le monde d’un coup, des chômeurs sont déjà sur liste d’attente.
Changer de paradigme par rapport au travail, c’est aussi ce qui découle de cette expérience. « Ce qui intéresse tout le monde, c’est de redonner du sens à l’activité, au fonctionnement d’une entreprise, repenser les liens entre travailleurs », explique le directeur. Pour Mélanie, qui a signé son premier CDI à 36 ans, c’est même sa motivation première : « Ce n’est pas souvent qu’on a l’occasion de renverser le rapport au travail, s’enjoue-t-elle. Mais c’est un défi, ce n’est pas facile. On a la chance ici d’avoir un haut niveau de bienveillance et de tolérance. » Et cette petite révolution intéresse et intrigue beaucoup les membres du comité de pilotage, selon Olivier Libbrecht, notamment Pôle emploi, au niveau local mais aussi national.
Une commune qui se meurt
« Oh Guy, bois un coup ? » A 11h30, c’est l’heure de l’apéro au Bar du soleil. Les trois piliers ne sont pas vraiment loquaces, la patronne, Marielle Merlin – Jouquarde depuis 40 ans – l’est beaucoup plus. « C’est une bonne initiative, c’est bien d’avoir une cellule comme ça sur place. C’est beaucoup plus simple que Pôle emploi si on veut embaucher quelqu’un pour un petit boulot. Maintenant, est-ce que ça va générer de l’emploi à long terme ? Je ne sais pas… » Evoquer cette initiative avec les commerçants revient nécessairement à parler de la sociologie de la commune. Le diagnostic est toujours le même : une petite cité-dortoir, assez étendue, pour des habitants qui travaillent à Aix-en-Provence ou Marseille, plutôt fermée sur elle-même avec la peur de la mort de son centre ville et du petit commerce, qui a déjà presque tué les villes voisines de Peyrolles et Meyrargues.
Et même si Jouques semble être encore épargnée, le phénomène a déjà commencé comme en témoigne Christelle Oget, la fleuriste : « Tenez, c’est la période du muguet. Il y a 10 ans je tenais quatre stands dans le village ! Aujourd’hui c’est à peine si j’en sors un… Les gens passent en voiture, ils ne s’arrêtent plus en centre ville, c’est triste. Alors, j’aimerais bien faire appel à ces travailleurs de temps en temps, mais je n’ai plus de boulot ! », se désole-t-elle. Pas de boulot, cité-dortoir, peur du déclassement… Pas étonnant que la ville ait placé Marine Le Pen en tête du premier tour de l’élection présidentielle avec 28 % des voix. Territoire zéro chômeurs de longue durée pourrait éradiquer, du moins en partie, le chômage à Jouques. Et changer un peu les mentalités ? Chiche. Réponse dans cinq ans.
Clément Chassot
1. Agir tous pour la dignité du quart monde. Créée dans les années 50 pour « éradiquer la misère », l’association est à l’origine du RMI ou la CMU.