« C’est Marseille, bébé ! »
Nous revoilà du côté de Kalliste, aux confins des quartiers nord de Marseille. On s’enfonce dans les méandres du lotissement Les Bourrely, passant d’un chouf à un père de famille pour savoir où se trouve le centre social. En poussant la porte, c’est à de demander si on n’a pas oublié de couper l’autoradio. Ou si les « battles » musicales dont nous font profiter les marmots ne laisseraient pas quelques traces, l’équivalent auditif de la persistance rétinienne.
Parce que le centre social a des allures de studio. Et autour de la table et des micros, ça cause « En bande organisée » des vertus comparées de Jul ou Wejdene ! Explication de Benjamin du centre social : « On a voulu développer un projet autour du numérique et on s’est dit, avec Kevin et Hélène de Radio Foresta, que la radio est un outil formidable. C’est à la fois technique mais aussi un moyen très simple pour aller vers les autres, dialoguer, jouer un rôle. Et l’idée, c’est de travailler autour de la question des origines, des identités. Parce que ce n’est pas aussi simple que ça en a l’air. Tu es né en France, tu es donc français ? C’est plus compliqué. »
Un sacré mélange
C’est comme la radio. Cet après-midi, Hélène et Kévin tentent de familiariser une poignée d’ados du quartier avec l’art et la manière de causer dans le micro. Au début, ça monte dans les tours, chacun est en mode « freestyle », à tenter de poser sur un « instru » quelques rimes qui claquent : « Monsieur, vous avez pas un objet qui rime avec “plate” ? Euh, c’est quoi un omoplate ? » Dans les quartiers nord, difficile de faire l’impasse sur les figures imposées : kalash, trafic… Mais, au détour d’un souvenir d’une sortie de ces gosses qui voient plus la mer qu’ils n’y vont, surgit un… « voilier » !
Quitte à rester dans l’impro, l’heure est à imaginer une vraie-fausse émission pour ces mômes qui n’écoutent que rarement la radio. À part Skyrock ou… Rires & Chansons ! Tirage au sort pour désigner un présentateur, un journaliste, monsieur « météo » et, en guise d’invités, un ou deux rappeurs ou un « footballeur à la retraite ». Le deuxième essai est plus convaincant que le premier. Et pas seulement parce que le journaliste du Ravi y confesse sa brève carrière de footballeur vraiment, mais alors vraiment, amateur !
Plus sérieux, Kevin, lui, amène les jeunes à raconter ce qu’ils ont fait le matin. Car, pour se faire la main, les reporters en herbe ont sillonné le quartier pour demander aux gens d’où ils venaient. Comme le raconte Samy, « ici, il y a des gens qui viennent d’Espagne, d’Italie, d’Algérie, de Tunisie, de Roumanie… » Un sacré mélange. Qui resurgit inévitablement quand on cause foot ou même quartier. Haro, évidemment, sur le PSG qui, dans la cité, n’a pas droit de citer. Mais, autour de la table, le fait de porter un survêt du club de « Septèmes-les-Vallons » peut attirer les tacles. Rien de méchant. Mais quand même…
Identités mouvantes
Derrière la question des origines, pointe un brin de fierté. Comme quand Tonio, un gamin venant d’une famille de gitans évoque « paëlla » et « combats de coqs ». Mais dire d’où l’on vient n’empêche pas les incompréhensions. Samy, lui, est né à Marseille. Ce gamin se dit toutefois « algérien ». Même si, confesse-t-il, il ne parle pas la langue. Et, quand il est au bled, il soupire : « On est vu comme des riches parce qu’on vit en France… » La question du racisme n’est jamais loin. Comme avec Kamel, un comédien qui initiera ces minots au théâtre-forum et avec lequel ils joueront plusieurs scénettes qui sentent sinon le vécu du moins le connu (lire ci-dessous).
Avec ce quarteron d’ados, les identités sont mouvantes. Y compris professionnelles ! Et les voilà à renverser les rôles et à interroger Kevin de Radio Foresta pour savoir d’où il vient. À l’évocation de la capitale, les sourires se font un peu moqueurs. Mais, dans la cité phocéenne, Kevin commence à avoir des kilomètres au compteur. « Alors, insistent-ils, vous préférez quoi ? Paris ou Marseille ? » Sa longévité dans le sud répond pour lui. Les gosses, ravis, reprennent en chœur le cri du cœur de Jul : « C’est Marseille, bébé ! »
Fiche Technique
Intitulé du projet : Réflexions autour des origines et des identités au centre social les Bourrely.
Durée : une semaine (du 26 au 30 novembre).
Intervenants :
Hélène & Kévin de Radio Foresta.
Kamel Boudjellal, comédien.
Karima Berriche, de l’association Approches Cultures & Territoires.
Nombre de participants :
Cinq ados, presque tous nés à Marseille (et tous fans de l’OM), de toutes origines (Algérie, Tunisie, gitan…) dont l’âge oscille entre 13 et 14 ans.
« Le théâtre, ça veut dire débattre »
Grâce au théâtre-forum, le comédien Kamel Boudjellal fait bosser les minots des Bourrely sur la question des identités et des origines en les faisant grimper sur scène.
C’est quoi le théâtre-forum ?
Un outil pour mettre en place des espaces symboliques de confrontation. À la base, le théâtre, ça veut dire débattre et j’ai eu la chance d’être formé par ceux qui ont inventés le « théâtre de l’opprimé ». Concrètement, on monte des scènes de la vie quotidienne. Par exemple, un couple qui se dispute, on entend des cris, du bruit. Vous êtes voisins, vous faites quoi ? On joue la scène. On demande au public ce qui l’interpelle. Et on l’invite à monter sur scène pour proposer une solution, une alternative…
Là, pour évoquer les questions d’identités, d’origines, quelles scènes avez-vous imaginées ?
La question des identités, des origines, c’est se demander qui on est. Un blédard ? Un Marseillais ? Ces minots, ils ne se considèrent pas comme français. Pourtant, ils sont nés ici ! Mais quand ils vont au bled, ils ne parlent pas la langue, ne connaissent pas l’histoire… Alors on a imaginé plusieurs scènes. Un stage de 3ème où le patron, mécontent, qualifie ce qu’a fait l’ado de « travail d’arabe ». Or, avant d’être péjorative, cette expression signifiait tout l’inverse : le « travail d’arabe », c’était high-tech ! Autre scène : un collégien convoqué par le proviseur avec ses parents. Sauf qu’ils ne parlent pas français, le minot doit jouer les traducteurs, avec, en face, un proviseur qui leur reproche de ne pas parler la langue et de ne pas avoir fait l’effort de s’intégrer…
Comment les jeunes ont-ils réagi et, pour cette scène par exemple, quelles solutions ont-ils imaginées ?
Quand on est sur scène, on est seul. Ce n’est pas évident. Mais cela s’est très bien passé. Et pour cette scène, ils ont trouvé plusieurs solutions : quitter la réunion parce que ce que vivent les parents, c’est tout simplement insultant. Ou alors demander à ce que quelqu’un d’autre de la direction du collège, plus compréhensif, remplace ce proviseur qui ne veut rien entendre.
Au-delà, comment cette question des identités, des origines, résonne-t-elle chez ces ados ?
Grandir dans une cité, dans un ghetto, ça enferme. Et ça peut conforter dans l’idée que, même si vous êtes nés ici, en France, à Marseille, vous n’êtes pas français et pas le bienvenu. Mais, là encore, c’est dans le dialogue et en s’intéressant à l’histoire qu’on réussit à déconstruire. Moi, je suis d’origine berbère, mes parents sont arrivés d’Algérie en 1954 mais je suis né ici, à la Busserine. J’ai grandi avec des Arméniens, des Italiens, des Espagnols, des Cambodgiens… Pour me former, je suis monté à Paris. Et partout, de Nantes à Compiègne, je me sens français ! Ça ne m’empêche pas de parler six langues. Sur ces questions, avec ces jeunes, ce qui compte, c’est d’abord d’éteindre la télé, ensuite de discuter de ce qui se dit dans les familles. Et repenser aussi ce qui se fait en matière d’éducation populaire. Il y a encore des relents de paternalisme, de colonialisme. Il faut dépoussiérer tout cela. C’est comme le vocabulaire. Plutôt que le « vivre ensemble », moi, je préfère le « faire avec ».