Emmène-moi danser…
Le manteau à peine ôté, pas le temps de chausser ses escarpins de bal qu’Yvette embarque déjà Jean-Claude sur la piste : il s’agit de ne pas manquer le premier paso doble. Si quelques rides ne les trahissaient pas, avec un tel jeu de jambes on les prendrait pour de jeunes danseurs. Pourtant Yvette a 82 ans. « Je suis une cougar ! », ironise-t-elle, lançant un regard complice à Jean-Claude, de deux ans son cadet. 58 ans d’amour… La valse à mille temps entretiendrait la flamme à ce qu’il paraît.
Java, rock, tarentelle, tango argentin, zouk… Une centaine de seniors, en ce lundi après-midi, foulent le dance-floor de la salle des fêtes d’Aix-Les Milles (13). C’est l’association Arc-en-ciel qui organise ce thé dansant et de nombreux autres dans le département. Elle est animée par Jean-Louis, retraité de l’éducation nationale, qui officie au piano et Léo, 28 ans, un de ses anciens élèves, au chant. Avec sa bouille de petit-fils idéal, son humour à toute épreuve et sa bienveillance, Léo est le chouchou de ces dames. Il avoue, en rigolant, que parfois il se fait aussi draguer.
Sandra, 17 ans, est à la billetterie. Comme elle n’a pas cours aujourd’hui, elle est venue aider sa grand-mère, membre active de l’association. La jeune fille, plus fan de rap que de polka, regarde tout cela d’un œil intrigué et amusé : « Ils sont drôles, ils sont tous bien habillés. C’est un peu comme une boîte de nuit mais pour les vieux ! » Brushing et maquillage impeccables, certaines osent la jupe courte et l’imprimé panthère.
Christine, 69 ans, rousse flamboyante au regard bleu, avoue qu’elle passe un temps infini à se pomponner, rien n’est laissé au hasard : « Tout ce que j’achète en vêtements c’est pour aller danser et je fais en moyenne trois-quatre thés dansants par semaine. Quand mes enfants me voient ils me disent : « Ah tu vas en goguette ! » » Le mercredi par contre, elle garde ses petits-enfants, mais passer ses journées sur le canapé à regarder la télé, très peu pour elle. « C’est la danse qui nous maintient en forme, quand je suis ici je n’ai plus mal nulle part ! », note-t-elle. Avant d’expliquer en articulant chaque syllabe comme pour nous faire comprendre la subtilité de la chose : « Je n’ai pas de cavalier attitré. » Et de rajouter face à notre regard interrogatif : « Je suis célibataire quoi ! Et je suis très bien comme ça ! » Parce que oui, en langage bal-musette, ne pas avoir de cavalier signifie que l’on n’a pas de partenaire de danse mais, bien souvent, pas de partenaire du tout. Dans les thés dansants, les femmes sont plus nombreuses que les hommes. Et celles qui viennent en couple ne sont pas partageuses !
Convivialité et pas de deux
Crâne dégarni, pantalon à pinces et gilet fleuri, Albert, 76 ans, nous tend sa carte : « Je fais les mariages, les banquets, les ambassades… On ne sait jamais si vous connaissez des dames intéressées. » Albert est taxi-boy, il fait danser les femmes seules. « Grandes, grosses, maigres, jeunes ou vieilles, qu’elles connaissent les pas ou non, je suis là pour leur donner du plaisir sur la piste… » La journaliste du Ravi, ne sachant toujours pas dans quelle catégorie Albert l’a classée, aura l’honneur d’une danse : quelques pas de cha-cha-cha sur le tube des années 80,Nuit de folie.
L’orchestre entame Capri, c’est fini, quoi de mieux qu’une chanson d’Hervé Villard pour faire se rencontrer les cœurs solitaires… « Faut pas croire, ils viennent aussi ici pour draguer ! Les couples se font et se défont sur la piste, précise Léo. Parfois il y a même des disputes. C’est pour ça aussi que l’on ne sert pas d’alcool ! » Entre deux chansons, il s’affaire pour résoudre les problèmes de places de celles qui veulent être en bout de table pour qu’on les invite plus facilement à danser.
« Le souci c’est qu’il y a beaucoup d’hommes mariés qui viennent en célibataire, assure Lucie, 79 ans. Moi je les repère, c’est ceux qui partent avant les autres. Une fois, y’en a un qui voulait venir boire le café chez moi après. Je lui ai dit : « Oh attendez, y’a pas une lanterne rouge à ma porte ! » Moi je les remets à leur place. » Et de nous montrer discrètement l’un d’entre eux, qui la fois passée, malgré la présence de sa compagne lui a fait un clin d’œil : « Je vous promets que plus on vieillit, plus on devient coquin ! » Aujourd’hui elle est venue avec une copine, mais depuis quelques temps Lucie est amoureuse, d’un « bel espagnol » de dix-huit ans son cadet : « Ben oui, que voulez-vous, je ne me verrais pas avec un monsieur de plus de 80 ans ! », se justifie-t-elle.
Léo entame du Kendji Girac, jeune chanteur en vogue, qui visiblement fait autant d’effets aux septuagénaires qu’aux adolescentes. Ça se déhanche sur la piste et certaines reprennent le refrain en chœur : « Toi, ma belle andalouse, aussi belle que jalouse / Quand tu danses le temps s’arrête, je perds le nord, je perds la tête… »
Une seconde jeunesse
10 euros pour quatre heures de danse, collation comprise, le tarif est plus qu’honnête. « C’est le prix d’un cinéma et encore sans le pop-corn, explique Léo. Mais ici le moment est convivial, ils font du sport, et ça crée du lien social. Ce qui est bien aussi dans les thés dansants c’est que ça mixe toutes les catégories sociales sans que l’on puisse les distinguer vraiment sur la piste », constate Léo. « Quand on vient danser, on laisse nos problèmes à l’entrée », note Claudette, retraitée qui le reste du temps doit s’occuper de sa mère de 90 ans. « De toute façon quand je reste chez moi, je suis morose », ajoute Yvette. « La solitude c’est vraiment quelque chose qui leur pèse », note Léo qui, de son jeune âge, pose un regard tendre sur ces personnes âgées qui font son quotidien. Alors que Christine s’éclate sur un paso doble, Jean-Claude fait virevolter Yvette, et Albert, lui, termine sa collation sur la piste.
Gérard, 69 ans, s’est mis à la danse après une carrière de cycliste de haut niveau. Au décès de son épouse, il commence à fréquenter les thés dansants. Avec les années, il s’y est fait de vrais amis et surtout un nouvel amour, Anne-Marie, 70 ans. « C’est une seconde vie pour moi, explique cette dernière. Et je préfère celle-ci à la première. J’adore la danse, le rock en particulier, ça me fait du bien. Quant à Gérard c’est ma cerise sur le gâteau ! Cet homme-là, je l’aime à la folie ! »
Il est 17h30, ce qui doit correspondre à 4h du matin en version boîte de nuit, l’alcool et ses désagréments en moins. Certains bâillent, d’autres quittent la piste en sueur, et les plus obstinés jouent leur va-tout sur un dernier slow d’El Chato. « Garde-la / Tu perdrais ton soleil si un jour elle s’en va », entonne Léo de sa voix grave. Sur la piste, joue contre joue, Jean-Claude enlace fort son Yvette.
Samantha Rouchard
Reportage publié dans le Ravi 148, février 2017.