« Les oignons, ça se ramasse pas tout seul »
19:30
Alignement de cagettes et embouteillage de cabas à roulettes au centre social du cours Julien. Le lundi, c’est jour de distribution à Marseille pour l’Amap de la Roustide, une exploitation 100 % bio entre Beaucaire et Nîmes. Le principe ? Après avoir prépayé sur six mois leurs paniers de légumes, les « amapiens » viennent chaque semaine le chercher. Mais ce soir, entre choux et potimarrons, ça sent la soupe à la grimace. Car l’Amap marseillaise, une association collégiale en « AG permanente », va faire le point sur l’avenir de la Roustide.
20:00
« Comme tout le monde n’en est pas à l’épisode 28 de la saison 18 », Catherine Raybaud se lance dans un long résumé de ce projet qui, au-delà du Ravi [Nous avons ouvert ses colonnes à l’Amap du cours Julien : cf tribune libre dans le Ravi n°137 daté de février 2016, « Le bonheur est dans le prêt »] « a séduit les amapiens » : transmettre à l’association Coups d’Pousses la Roustide, jusque-là pilotée par « Jocelyne Fort avec Jean-François Mallet », afin que l’agricultrice parte en retraite et pour faire également de l’exploitation un lieu de formation de jeunes agriculteurs, les « couvés ». « Mais, en juillet, il n’y avait qu’un seul "couvé". Laurent Brunet, le chef d’exploitation, a dû recruter deux saisonniers. Et nous, tirer la sonnette d’alarme. Car, pour remplir 250 paniers, il faut des bras. Ceux qui ont donné un coup de main à la Roustide le savent : les oignons, ça se ramasse pas tout seul. » De plus, du fait des « incertitudes sur la pérennité du projet, en octobre, au moment du renouvellement des contrats des amapiens, il y a eu de grosses pertes ». Catherine poursuit en racontant le bras de fer qui commence entre l’Amap et l’association. Mais aussi, en filigrane, avec l’ancienne exploitante. La transmission se fait dans le cadre d’un « fermage » (en clair, la location des terres dont Jocelyne reste propriétaire) avec rachat du matériel agricole qu’elle a laissé. Or, la paysanne fait aussi partie de Coups d’Pousses. D’où, face à un « conflit d’intérêts potentiel », la réalisation d’un « audit extérieur ».
20:04
Autre souci, dixit Séverine Girard : « Comme il y a un gros déficit, Coup d’Pousses ne veut plus rien dépenser. Alors, par manque de fonds et de main d’œuvre, les semis ont été arrêtés. Laurent ne peut donc récolter que ce qui a été planté. Et ne pourra approvisionner nos paniers que jusqu’en mars. » Or, d’un point de vue contractuel, l’association s’est engagée à fournir aux amapiens leurs paniers. Autres engagements, rappelés par Catherine : « Vis-à-vis de Jocelyne et Jean-François il y a le fermage. Et pour Laurent et le couvé, un contrat de travail. » Problème : « Pour le reste, rien n’a été écrit, déplore Séverine. On était dans une relation de confiance. » Et de lâcher : « On n’aurait jamais dû commencer la couveuse sans couvé. » Catherine renchérit : « Tout a été trop vite. Mais on ne peut nous reprocher de ne pas être des pros. »
20:22
Bertrand Cousin, un vétéran, amer : « Il y a 10 ans, pour sauver leur exploitation, on s’était engagé avec Jocelyne et Jean-François sur 20 saisons. On en est à 22. Une réussite. Mais aujourd’hui, c’est un échec. » Réplique d’un amapien : « Arrêtons de refaire l’histoire. Pourra-t-on financer les semis, y aura-t-il des couvés et, à terme, le projet peut-il voir le jour ? Et est-ce que l’on veut que notre réseau perdure ? Si oui, avec la Roustide ou va-t-on voir ailleurs ? »
20:30
D’aucuns se demandent si « Laurent pourrait reprendre le fermage ». Grimace : « Il faudrait que Jocelyne lui loue ses terres et qu’il devienne exploitant. Or, un exploitant gagne 600 euros par mois. Le RSA. » Les scénarios se multiplient : réduire les distributions, augmenter le nombre de paniers… Peu à peu, Laurent, le paysan, sort de son silence. Et des lignes se dessinent. Quand Catherine évoque les « tribunaux » pour récupérer les 90 000 euros prêtés par les amapiens pour le projet, Bertrand rétorque : « Pas la peine d’aller jusque-là. » Laurent Reveilhac, un amapien, philosophe : « Dans cette histoire, tout le monde perd. »
20:48
Le ton monte. Lorsque Laurence affirme que « depuis la transmission, Jocelyne et Jean-François n’ont rien touché », Catherine explose : « Tu rigoles ?! » Laurent, l’amapien, temporise : « C’est ce que je dis. Tout le monde est perdant. » Et le paysan de siffler la fin de la récré : « Si ça s’arrête, il va falloir que je libère les lieux et trouve une autre exploitation. Ne serait-ce que pour avoir un logement. »
20:50
Ça phosphore. Et quand l’AG cause gros sous, Laurent, l’amapien, tente de désamorcer : « On en parlera si tout s’arrête et que ça devait se transformer en un gigantesque règlement de comptes. » Le journaliste du Ravi reçoit un SMS privé : ses proches s’inquiètent de ne pas avoir de nouvelles alors qu’il joue les taupes au pays des carottes : « C’est bon, ils ne te jettent pas des navets à la tête ? »
20:56
Commentaire d’une jeune amapienne : « Le souci, c’est que la transition s’est faite sans transition. » Approbation générale. Et Catherine, rappelant que le remboursement de l’argent prêté par les amapiens se fera sur 5 ans, dénonce le caractère « immédiat » du rachat du matériel agricole au profit de l’ancienne exploitante : « D’entrée, ça a plombé les comptes. Mais nous, dans notre naïveté de citadins, on pensait que cela avait été pensé en amont. » Idem pour la transformation de la Roustide en espace de formation : « Le montage était excellent. Mais tout a foiré. »
21:02
Francesca rappelle, elle, que si les amapiens se sont mobilisés, c’est aussi pour permettre à Jocelyne de « partir alors qu’elle n’allait pas toucher de suite sa retraite ». Bertrand embraye : « Elle n’a jamais caché vouloir tourner la page de l’agriculture. Qu’elle touche son argent n’a rien de choquant. » Moue dubitative. Comme lorsqu’il rappelle qu’il y a une « liste de discussion. On a besoin de l’avis de tout le monde. Après, ce n’est peut-être pas le bon format ». Ça opine du chef : « Il ne faudrait pas trop écrire sur cette liste. Parce que certains s’emportent et ça ne fait qu’aggraver les relations entre les uns et les autres. » Catherine, aux anges : « La sagesse a parlé ! »
21:18
Alors que sont évoqués les rendez-vous à venir – présentation de l’audit le 11, conseil d’administration de Coups d’Pousses le 20 – et que l’on se félicite d’avoir « vidé les cubis », la jeune amapienne, poursuivant son rôle de Candide, conclut : « Au final, on peut pas grand-chose. » Laurent, son collègue, botte en touche : « Si cette transition marche, ce sera un exemple à suivre. » Catherine renchérit : « Solidarité paysanne, qui réalise l’audit, est une association qui aide les paysans en galère. Et qui leur dit s’il faut ou non s’arrêter pour sauver les meubles et ne pas aller jusqu’au suicide. Parce qu’agriculteur, c’est la profession la plus sinistrée au niveau des suicides. Y en a 800 par an. » Laurent, le paysan, rigole : « Juste après, y a les accidents de tracteur. »
21:21
La réunion se termine. Alors que nous rangeons nos affaires, Séverine chuchote : « Bon, on fait le cadeau ? » Mais Laurent a disparu : « Il est sorti fumer ? Ah, Le voilà ! Tiens, c’est pour te remercier, toi et ta famille. » Le paysan ne cache pas son étonnement : « Merci ! Mais ça ne serait pas mieux, pour les enfants, de leur remettre en main propre ? » Réplique : « Oui. Mais on ne sait pas quand on retournera à la Roustide. Peut-être qu’on y retournera jamais… »
Épilogue
Fin janvier, l’Amap est au bord de l’implosion. En cause ? Moins l’audit que le dernier conseil d’administration de Coups d’Pousses. Si l’association semble prête, malgré les 40 000 euros de déficit, à prolonger l’expérience de la Roustide, ce sera avec l’ancien exploitant Jean-François Mallet. Et sans Laurent, l’actuel exploitant. Qui apprendra lors d’une réunion de l’Amap ce que son employeur, lors du conseil d’administration, lui aurait reproché et qui sera remercié quelques jours après. Inacceptable pour les amapiens dont une bonne partie ne veut plus entendre parler de Coups d’Pousses. A part pour récupérer l’argent qu’ils ont prêté.
Sébastien Boistel
En illustration, dessin de Trax représentant Jocelyne Fort et Jean-François Mallet, les anciens exploitants de l’Amap.
Article paru dans le Ravi n°148, daté février 2017