La recherche en voie de privatisation
À l’exception d’Antoine Petit, le PDG du CNRS, qui rêvait pendant son écriture d’un texte « inégalitaire » et « darwinien », la loi de programmation de la recherche (LPR) votée fin septembre à l’assemblée nationale a fait quasiment l’unanimité contre elle. « Le cœur du texte, la création des chaires juniors de six ans et des CDI de mission de la durée d’un projet comme l’augmentation des crédits de l’Agence nationale de la recherche (ANR), c’est la précarisation des personnels et la confirmation du fonctionnement par projet, donc la casse du service public de la recherche », résume Hendrik Davi, directeur de recherche à l’Inrae d’Avignon (1) et porte-parole de la section CGT de l’institut de recherche.
Pour Frédéric Monnier, historien à l’université d’Avignon, le texte a aussi un corollaire : la privatisation et la marchandisation de la recherche publique où, pour reprendre ses mots, la « volonté de mettre la recherche publique au service du privé ». « Après la loi Pécresse de 2008 sur l’autonomie des universités, [il entend] généraliser, faciliter et transformer en modèle dominant, sinon unique, [les processus existants] », explique ce spécialiste des questions de corruption et de clientélisme. En mettant fin au financement des universités comme des instituts de recherche selon leurs besoins (nombre d’étudiants, projets de recherches…), la LRU leur a en effet imposé de trouver des moyens complémentaires. Loin d’être comblés par l’ANR, créée elle en 2004. « Seuls 7 à 10 % des projets déposés sont retenus », rappelle Hendrik Davi. Des financements le plus souvent de trois ans, qui empêchent tout travail sur le long terme.
« La marchandisation de la recherche, c’est sans doute un risque, il faudra être vigilant, tout doit être mis en œuvre pour préserver l’indépendance des chercheurs », reconnaît Valérie Gomez-Brassac, députée LREM de Brignoles (83). Corapporteuse du projet de loi, cette maître de conférence à la faculté de droit de Toulon ne voit pourtant que des avantages à la LPR : « L’objectif, c’est de consolider la recherche française aux niveaux européen et international, mais aussi de pérenniser les postes et de sortir de la précarité les jeunes chercheurs. » Un « en même temps » très cher au président de la République…
« Je passe mon temps à chercher de l’argent »
Les effets sont pourtant connus, car les entreprises ont déjà mis un pied dans la recherche publique. « [Elles financent] des recherches conduites dans des universités publiques autour de certaines thématiques. C’est par exemple le cas à Pau, une université de petite taille, avec le soutien de Total ou EDF », relève l’historien Frédéric Monnier. « Il y a aussi des contrats de thèse avec l’industrie qui, comme les appels à projet de l’ANR, suppriment la liberté académique en donnant un cadre à la recherche, mais les doctorats et post-docs de droits privés que créée la LPR vont plus loin, dénonce aussi Christine Kellenberger, chargée de recherche en biologie bactérienne au CNRS. Le doctorant et le jeune chercheur vont se retrouver seuls face à leur employeur puisque le labo ne sera plus présent. » Avec toutes les dérives possibles… « On rêve tous que le privé s’intéresse à ce qu’on fait pour qu’une entreprise finance notre projet, mais ce ne sont pas des philanthropes ! » , rappelle la chercheuse.
« Bien sûr qu’une entreprise peut orienter ton travail », reconnaît Alain Roussel (2). Directeur de recherche en biologie structurale, il dirige une équipe installée sur le campus du CNRS de Luminy, à Marseille, à laquelle, faute d’intérêt, l’ANR a longtemps refusé de financer une recherche sur le… Coronavirus !(Voir aussi notre reportage dessiné pages 22 et 23) Et peste : « Le problème c’est : qu’est-ce que la recherche et comment on la finance. Je passe mon temps à chercher de l’argent pour nos projets ! » Il n’est pourtant pas le plus à plaindre. En plus de financements publics, il dispose d’un contrat confortable avec Innate Pharma, un société de biotechnologie marseillaise. Un partenariat gagnant-gagnant intellectuellement selon le chercheur, mais précaire : « S’il n’est pas renouvelé on perd des postes, ce qui est bien entendu très stressant pour mes collègues qui sont embauchés par ce projet. »
Comme d’autres laboratoires via la filiale Protisvalor d’Aix-Marseille Université, son équipe multiplie aussi les prestations de service pour le privé grâce à sa plateforme technologique. « Il y a des travaux qui me questionnent, mais cet argent permet de dégager du temps pour nos projets de recherche », poursuit Alain Roussel. « Ça oblige parfois les scientifiques à avoir un double discours, à devenir de très bon menteurs, regrette Hendrik Davi, de l’Inrae. On dit oui à une entreprise pour un projet, mais les outils et l’argent sont employés pour d’autres choses. »
Mais il y a plus vicieux. « En plaçant la recherche publique dans une dépendance à l’égard du privé, la LPR permet de laisser certaines questions, certains domaines en-dehors du champ légitime de la recherche publique, note l’Avignonnais Frédéric Monnier. Il n’y aura sans doute jamais d’oppositions dures et explicites, mais des absences de postes et de financements. » Et d’expliciter : « Certains secteurs – comme le nucléaire – sont, en France, particulièrement opaques et très rétifs à toute recherche scientifique qui respecte les règles académiques normales. » Il y a si peu à dire…
1. Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement.
2. Alain Roussel est administrateur bénévole de la Tchatche, l’association qui édite le Ravi.