« Tous les festivals n’en sont pas ! »

juillet 2004
Sociologue des festivals et de leurs publics, Emmanuel Ethis, dont le laboratoire de recherche est installé à Avignon, est un observateur privilégié de cette étrange espèce : les festivaliers. Pour le Ravi, il met à bas quelques clichés...

Le Ravi : Les festivals permettent-ils réellement de démocratiser la culture ?

Emmanuel Ethis : A Avignon, le projet initial de Jean Vilar, inspiré par l’idéologie du Front populaire, était très explicite : mettre à la disposition du plus grand nombre les grandes questions de politique contemporaine à travers le théâtre. Il s’agissait de rassembler toutes les catégories sociales sur un parcours touristique, dans un grand monument historique, le palais des Papes, durant les vacances payées, autour d’une proposition culturelle forte. En 1967, une sociologue, Jeanne Larue, a mené une enquête démontrant que les ouvriers et les employés représentaient 2 % du public. Jean Vilar, qui a préfacé son étude, avait trouvé ce chiffre très décevant au regard de ses espérances. Il se trompait pourtant. 2 %, c’est peut-être peu mais c’est déjà beaucoup plus que n’importe quelle institution culturelle théâtrale en France. Aujourd’hui, les ouvriers et les employés représentent 7 % du public à Avignon. La démocratisation de la culture y est donc une réalité.

Le « in » et le « off » ne rassemblent-ils pas des publics différents ?

C’est un fantasme. Il y a très peu parmi les festivaliers « d’exclusivistes » du « in » ou du « off ». Le séjour moyen d’un spectateur est de quatre journées. Tout un chacun essaye de maximaliser sa présence au festival en enchaînant des spectacles dans le « off » en journée et dans le « in » en soirée. Bien sûr, certaines frontières symboliques font leur effet : franchir les portes du palais des Papes en impose quand même. Les trompettes de Maurice Jarre qui retentissent avant les représentations ont quelque chose à voir avec la notion de sacrée. S’il existe un distinguo entre le public du « off » et du « in », cela relève plus des catégories d’âges que des classes sociales. Les plus jeunes doivent acquérir une certaine autonomie culturelle dans le « off » avant de s’aventurer dans le « in ».

« Les élus locaux entrent parfois dans un jeu consumériste absolu qui n’a pas grand-chose à voir avec une véritable réflexion sur la culture. »

Qu’est-ce qu’un festivalier ? Un passionné ou un consommateur compulsif ?

A Avignon, pour simplifier, il y a deux grandes catégories. La première rassemble de grands pratiquants culturels, c’est le public médiateur, défricheur, qui fréquente les théâtres dans l’année et vient au festival pour repérer l’avant-garde de la saison à venir. Ce public vient, animé d’un grand esprit critique à la recherche de l’inattendu. La deuxième catégorie se sont ceux qui viennent faire le plein de théâtre à Avignon et n’y retourneront plus par la suite.

N’assiste-t-on pas à une surenchère quantitative qui éloigne des ambitions culturelles proclamées ?

Avignon a vécu vingt-deux ans de théâtre avec un seul lieu de représentation, le palais des Papes. Aujourd’hui dans le « off », on programme plus de 600 spectacles. Dans une ville qui, intra muros, ne dépasse pas 15 000 habitants, c’est absolument délirant. Il y a une supercherie, un leurre derrière tout ça. Des petites compagnies croient qu’elles vont pouvoir décoller à Avignon en étant repérées par des critiques ou des distributeurs. 20 % d’entre elles repartent ruinées. Le public ne se démultiplie pas en fonction du nombre de pièces proposées. Il est limité et fait des choix. Je ne remets pas en cause le principe du « off » mais je m’interroge sur son approche non sélective de l’offre qu’il propose, sur sa non-lisibilité. Les artistes qui s’y produisent s’interrogent-ils sur la raison qui les pousse à venir présenter leurs spectacles dans la ville où Jean Vilar et Gérard Philippe ont porté un projet culturel profond ? Je ne suis pas sûr qu’une chanteuse comme Marianne James, célèbre grâce à ses prestations sur M6, quand elle vient gratter sa guitare à Avignon, le fasse en référence à un grand projet de démocratisation et décentralisation de la culture. Elle vient faire du fric. Point.

Aujourd’hui, pendant l’été, chaque ville veut son festival. Ne s’agit-il pas, en définitive, d’une offre plus touristique que culturelle ?

Beaucoup de manifestations portent le nom de festival sans en être. Tous les festivals n’en sont pas ! De nombreuses villes proposent effectivement des animations culturelles destinées au public. Ce sont des amuse-gueules touristiques. Tout cela est bien agréable, les visiteurs sont contents. Les élus locaux également qui entrent dans un jeu consumériste absolu qui n’a pas grand-chose à voir avec une véritable réflexion sur la culture. Un véritable festival, à l’inverse, comme celui d’Avignon ou même celui de Cannes, structure en profondeur l’identité territoriale d’une ville.

« On ne trouve pas à Avignon une vie théâtrale digne de ce nom. Sur ce plan, l’idéal de démocratisation de la culture de Jean Vilar a échoué. »

Les festivals, grands ou petits, ne sont-il pas d’abord fréquentés par des Parisiens en vacances ?

A Avignon, nous avons démontré l’inverse. 43 % des festivaliers sont issus de la région ou des régions voisines, de Provence-Alpes-Côte d’Azur, du Languedoc et de Rhône Alpes. La part des Parisiens est minoritaire. Tous les festivals qui ont une programmation « lisible », autour d’un projet artistique identifié et exigeant, sont dans le même cas. Par contre, les « festivals » d’animation locale concernent pour l’essentiel les touristes.

Avignon, que vous considérez comme exemplaire, n’est pourtant la capitale du théâtre que durant chaque été… N’est-ce pas un échec ?

Le festival n’a pas su créer les conditions d’une valorisation culturelle du théâtre durant toute l’année. On ne trouve pas à Avignon une vie théâtrale digne de ce nom. Sur ce plan, oui, l’idéal de démocratisation de la culture de Vilar a échoué. Aucun artiste majeur ne s’est dit c’est dans cette ville que je vais m’implanter et créer. Les pouvoirs publics ont leur responsabilité. Ils contribuent au fonctionnement de notre laboratoire de recherche sur les publics, à celui de l’institut supérieur des techniciens du spectacle qui forment les directeurs techniques, à la maison Jean Vilar, mais n’ont pas soutenu la création d’une scène nationale. Par contre, la situation est plus favorable du côté du public. Le festival a généré, dans la population, une attente culturelle extrêmement forte. Avignon est devenu la ville la plus cinéphile de France. La moyenne de fréquentation des salles s’élève à 14,5 films pour une moyenne nationale de 2,5 ! Côté lecture, le phénomène est le même. Pour une ville de cette taille, il est surprenant de trouver trois « grandes surfaces » culturelles – Fnac, Virgin, Cultura – sans parler des petites librairies.

Quel regard porter, un an après, sur l’annulation du festival d’Avignon ?

La décision d’arrêter le « in » a été prise très rapidement. Les festivaliers sont restés le bec dans l’eau. Proches des milieux de la culture, ils ont partagé une partie des combats des intermittents. La direction du « off » a refusé de prendre ses responsabilités en disant « ceux qui veulent jouer jouent, les autres ne le font pas ». Des gens ont essayé de comprendre ensemble, lors de forums, ce qu’est en train de devenir la politique culturelle de la France. De telles rencontres n’avaient pas eu lieu depuis longtemps. En ce sens, un débat de fond a été restauré. Reste à savoir sous quelle forme il va pouvoir se poursuivre.

Propos recueillis par Michel Gairaud

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