Vis ma vie : assesseur dans un bureau de vote à Marseille
L’ordre de mission était laconique : « On vous envoie en territoire hostile. » Un bureau de vote avec vue sur mer, en plein quartier chic du 8e arrondissement de Marseille. Un bureau de vote qui, au premier tour en pleine peur du Covid, a voté à 40 % pour Martine Vassal, candidate LR à la mairie. Pour la première fois de ma vie de citoyen, je suis assesseur pour une élection.
Jusque-là, mes dimanches de soirées électorales, je les passais à courir d’une permanence à l’autre, puis à foncer sur mon clavier de journalope bobo gauchiasse vendu au grand capital associatif. Mais cette fois, l’éthique (si, si) m’en a empêché : étant à la fois candidat du Printemps marseillais, en position non éligible dans le 6/8, et membre du conseil d’administration du collectif Mad Mars, la direction collégiale du Ravi m’avait interdit de tout article politique pour la durée de la campagne. Après dix mois d’abstinence et les premières municipales que je ne couvre pas en vingt ans de métier oui môssieur, il était temps de reprendre la plume.
Me voilà donc embarqué pour être le dernier rempart de la démocratie contre la magouille, en pleine enquête sur des soupçons de procurations, frauduleuses dans les 11e et 12e arrondissements, et dans un bureau de vote que la rumeur implique, lors des municipales de 2014, dans une remontada suspecte aux dernières minutes du dépouillement qui aurait permis à Jean-Claude Gaudin de ne pas avoir à subir un second tour de scrutin dans son fief. De prime abord, déception : mon bureau ne figure pas dans le top 50 des procurations établi par le Ravi. Idem : il n’a pas de gros Ephad dans son ressort. Tout juste une maison de retraite à proximité. J’en note l’adresse à tout hasard.
Je passe au local de campagne récupérer les mandats à présenter à la présidente du bureau. Et quelques affiches à recoller, au cas où. Vu le score de LR dans mon bureau de vote, je m’attends à une ambiance décontractée. « Vous savez, je crois pas qu’il y ait de bons ou de mauvais bureaux, m’assure le coordinateur du Printemps, pastichant sans le vouloir Edouard Baer dans Astérix, mission Cléopâtre. Ce qui fait l’ambiance, c’est les gens. Ça peut changer au fil de la journée. » Je mets dans mon sac une grande bouteille d’eau et des biscuits über-chocolatés pour gérer les coups de mou. Réveil réglé sur très tôt. Lever très tôt.
07:30
Le bureau n’est pas encore ouvert mais Dominique, son assesseur LR historique, est déjà là. Fines lunettes dorées, costume sable et cravate rouge, respect de l’électeur, la grande classe. Pour tenter de passer inaperçu à Martinegrad, j’ai fait péter le pantalon et le polo de minet, achetés en super solde. Mes camarades du Printemps n’ont pas pris cette peine : anticipant la chaleur, ils sont venus en short.
Éthique journalistique (encore !) : tous les participants du bureau de vote ignorant ma qualité de journaliste, leurs noms et certains signes distinctifs ont été modifiés.
07:45
La présidente est arrivée. Charlotte, grande et élégante adjointe au maire de secteur, a de l’expérience. Cela fait vingt ans qu’elle préside des bureaux dans le secteur. « Ici, on n’a pas l’habitude de faire des deuxièmes tours de municipales ! », rigole-t-elle. Fair-play. Mais, sans nous en parler, elle a direct donné la deuxième clé de l’urne à Dominique. Il n’aurait pas été absurde de nous la confier à nous ou à Patrick, assesseur pour Yvon Berland (LREM). Méfi…
07:59
On a même pas fini de mettre en place le bureau que les premiers électeurs sont déjà là! Contrairement au premier tour, cette fois, la mairie a mis les moyens. Masques de protection à disposition pour tout le monde, visière pour les assesseurs, gel désinfectant dans tous les coins, lingettes pour les tables, l’urne et la fenêtre à signature du cahier d’émargement. On se dépêche de trouver nos places en respectant au mieux les consignes apprises durant la formation d’assesseur : ne JAMAIS perdre de vue l’urne ni le cahier d’émargement.
08:03
Alerte ! Notre deuxième électrice a une procuration qui n’apparaît pas dans notre liste. « Pourtant je l’ai fait en temps et en heure », gémit-elle en nous tendant un récépissé sur lequel ne figure pas le tampon d’un officier de police judiciaire, obligatoire. Tous les yeux se tournent vers la présidente. Une demi-seconde de suspense. « Je suis vraiment désolée, si je ne vous ai pas sur la liste je peux pas vous prendre », tranche Charlotte. On respire.
08:05
Je doublonne avec Dominique pour noter le nombre de votants. Un décompte essentiel pour donner le taux de participation heure par heure, scruté comme le lait sur le feu par les états-majors politiques. L’opération est cruciale aussi au moment du dépouillement, pour confronter cahier d’émargement, nombre d’enveloppes dans l’urne et relevé des assesseurs. D’emblée ça part mal : je ne note jamais le votant au même moment du processus, je m’emmêle dans mes croix. Heureusement, il n’y a pas encore trop d’enveloppes dans l’urne, ça permet de corriger.
09:30
Patrick veut faire noter dans le PV du bureau que l’affiche LREM devant le bureau de vote a été arrachée, et plusieurs affiches LR apposées, ce qui est interdit. Charlotte se cabre : « Si on commence à noter tout ça, on va pas arrêter ! » Philippe, collègue assesseur du Printemps, monte au front parce que nous aussi, nos affiches ont été enlevées ou taguées. « Passez au moins la consigne à vos équipes, qu’ils arrêtent de tourner ! » Si on est tout à fait honnête, les affiches LR aussi ont été malmenées et/ou graffitées. « Moi dans mon bureau on fait le choses en bonne intelligence », évacue Charlotte. Faut-il faire un casus belli pour quelques affiches qui n’influenceront quasiment pas l’électeur ? Sur nos smartphones tintent les alertes de bagarres, coups de pression et autres portes bloquées dans des bureaux du 11-12 ou du 15-16. On choisit de temporiser.
11:00
Charlotte me laisse sa place derrière l’urne. Un électeur s’avance vers moi, on vérifie son identité avec Dominique, passé au cahier d’émargement. Il glisse son bulletin dans l’urne. Je lance un « A voté » d’une voix la plus assurée possible. Je suis incroyablement ému.
12:00
Les deux assesseuses LR ainsi que Charlotte et Dominique nous laissent seuls trois bons quarts d’heure dans le bureau, Patrick et nous. Confiance ? Manière de nous prouver qu’ils jouent tellement à domicile qu’ils ne craignent rien ? Piège pour nous pousser à la faute ?
16:00
Antoine, assesseur du Printemps et croisement entre Jésus et un joueur de basket, revient fumasse d’une pause au-dehors : cette fois LR a carrément collé deux affiches sur les panneaux officiels. Doublement interdit le jour du scrutin, où une seule affiche et seulement du ruban adhésif sont autorisés. « Ben vous avez qu’à les enlever vous-mêmes, s’énerve Charlotte. On va pas passer notre temps à aller voir les panneaux toutes les cinq minutes. C’est dingue ça, on dirait vraiment que vous cherchez l’incident pour faire annuler le bureau ! » C’est vrai que vu le nombre de voix que va récolter Vassal ici, ça pourrait être un coup à jouer, à la Baron Noir… Mais Antoine ne se démonte pas et, alors que justement Martine passe faire un coucou dans le bureau, il lui expose le problème. La tête de file LR soupire, lève les yeux au ciel, s’entretient quelques instants mezza vocce avec Charlotte et ses assesseurs – qui se sont tous levés à son arrivée. Puis elle s’en va, impériale.
18:00
Le grand rush des retours de plage commence. Derrière l’urne, j’ai du mal à tenir la cadence. Je vois défiler des visages, des dates et des lieux de naissance. J’essaie de deviner QUI qui ne vote pas Martine dans ce bureau. Est-ce que ce jeune bachelier bien peigné au t-shirt « ISF Club, Saint-Barth » le porte au premier, au second, ou au trente-millième degré ?? Qui est sympa ? Qui est con ?? Mon radar ne semble pas très efficace. Après avoir voté, un étudiant à bouille d’angelot se transforme en kéké violent quand une grand-mère lui reproche de l’avoir frôlée elle et ses petits-enfants, alors qu’il arrivait en voiture. Le ton monte, il tente de s’en prendre physiquement à la mamie, sa copine s’interpose. Diversion ?? Nos regards se croisent avec Antoine : ne JAMAIS lâcher l’urne.
20:00
On n’en peut plus. La chaleur est étourdissante et nous sommes rincés de douze heures de veille alors que nous entrons dans la partie la plus explosive de la journée : le dépouillement. Double dose de biscuits chocolat pour le coup de fouet. On compare nos chiffres avant d’ouvrir l’urne : à deux-trois unités, on est raccord. Ouverture. On compte et recompte les enveloppes. Le compte est bon. Charlotte et ses assesseuses ouvrent les enveloppes et passent les bulletins de chaque liste aux assesseurs du camp d’en face.
Dominique et moi noircissons des colonnes de cases pour faire le décompte, en signalant « dix ! » à haute voix, comme on dirait « quine ! » dans un loto géant. On trébuche parfois, mais en recomptant les derniers bulletins on arrive à se rattraper. En trois quarts d’heure, le verdict tombe : sur 405 votants, 221 voix pour Vassal (LR), 86 pour Fortin (PM), 66 pour Berland (LREM), 25 pour Marandat (RN), 6 nuls et un bulletin blanc. On se met d’accord sur le PV de dépouillement, où l’on signale les soucis d’affiches, sans entrer dans le détail. Sur la trentaine de procurations prévues dans le bureau, seules 18 ont été utilisées. Celle de notre deuxième électrice est arrivée à 13h par coursier.
On se remercie en donnant un dernier coup de main pour ranger le bureau. Charlotte prend sa voiture pour aller au bureau centralisateur de résultats. Nous descendons vers la place Castellane et le local de campagne. Les premiers sondages sortis des urnes arrivent sur nos téléphones. Il est temps d’aller récupérer un sandwich et se mettre la tête à l’envers avec les confrères et les camarades militants. En toute éthique.