Poubelles pleines et ventres vides
Le bobo à progéniture s’affaire sur le boulevard Eugène Pierre (Marseille 5ème). Dans vingt minutes le Super U fermera ses portes et il a encore du fromage à acheter. Dehors Aïda, Radu (1) et une dizaine d’autres, cabas à roulettes vide à la main, tentent de se protéger de la pluie comme ils peuvent. Rien ne les distingue à première vue de la clientèle du magasin, si ce n’est que, eux, attendent la sortie des poubelles pour faire leurs courses…
En France, 10 millions de tonnes de déchets alimentaires sont produites par an dont 2,3 millions de tonnes par la grande distribution. Faire les poubelles n’est pas illégal. Et depuis février, la loi relative à la lutte contre le gaspillage alimentaire oblige les commerces de plus de 400 mètres carrés à passer des accords avec des associations pour céder gratuitement des denrées. Elle prévoit aussi une sanction de 3 750 euros pour ceux qui rendraient impropres à la consommation des invendus encore consommables.
« Bon venez chercher le chariot, moi je ne sors pas », leur crie l’agent de sécurité du supermarché qui n’a pas envie de se mouiller. Les deux seuls hommes présents, Radu et son beau-père, deux Roms, se chargent de déplacer l’engin rempli de « victuailles ». « Les hommes, ce sont les pires ! nous lance Aida. Ils ont plus de force que nous et nous poussent pour récupérer le meilleur. » Radu et son beau-père ne semblent pas être de ceux-là : « Moi je ne récupère que les yaourts pour mes filles. Certains se jettent sur les produits et s’en vont, alors que c’est quand même mieux si on partage non ? », note-t-il dans un français plein de bonne volonté. Radu a 30 ans. Il vit à La Castellane dans les quartiers nord de Marseille. Il est ferrailleur. S’il vient jusqu’ici c’est parce que ce supermarché a pour réputation d’avoir des poubelles bien fournies et accessibles facilement. Une notoriété dont ce commerce, situé au rez-de-chaussée d’une résidence plutôt classe, se passerait bien. « L’attroupement de ces personnes et l’état dans lequel elles laissent le trottoir ne plaisent pas à la copropriété », nous explique Georges, responsable frais du magasin.
La honte collée au cabas
La tête plongée dans les containers, chacun se transforme en une paire de bras qui s’agite pour sortir au plus vite sa pitance de la poubelle. Une scène d’un temps que l’on pensait révolu, de pays que l’on croyait pauvres et lointains, se joue sous les yeux des passants qui n’y prêtent même plus cas. « Que voulez-vous ! Moi y’a quelques années je n’aurais jamais pensé faire les poubelles, mais quand on n’a pas de sous… », se désole Aïda, la cinquantaine, coiffure soignée et vêtements propres. Aïda a un CDI de quatre heures par semaine, son état de santé ne lui permet pas de travailler plus. Les meilleurs mois, la sécu et Pôle emploi complètent. « Y’a de tout dans les poubelles, parfois les dates ne sont même pas dépassées, c’est un vrai gaspillage. Hier, il y avait du fromage de chèvre encore bon une semaine ! » Les Restos du cœur ou les colis alimentaires, Aida n’y a jamais songé, et elle semble piquée dans son orgueil que l’on puisse les lui suggérer. Pour elle, cela s’adresse à une population à laquelle elle n’appartient pas.
« Qu’est-ce que vous faites là ? C’est pas bien de venir voir les pauvres comme au spectacle ! », nous lance une dame énervée par notre présence. Les regards sont fuyants, la parole se fait rare, au compte goutte, ou à peine audible. La honte colle aux cabas. « Non, mais moi je ne viens pas souvent », est la phrase que nous avons le plus entendue en une semaine de pérégrinations nocturnes autour des poubelles de supermarchés. Et pourtant, chaque soir, nous avons croisé les mêmes visages.
Retraite ordurière
La nuit tombe peu à peu. L’obscurité tel un voile posé sur la misère crue, certains glaneurs s’autorisent enfin à sortir, au risque bien souvent de se contenter des miettes… Un homme vient de trouver du poisson, une nectarine et deux carottes qu’il emballe délicatement dans du papier kraft. Sa maigre retraite ne lui permet pas de faire les courses autrement. Il ne souhaite pas en dire plus et finit par disparaître, le sac rempli de ce que les autres n’ont pas voulu. Selon une étude du CerPhi (Centre d’études et de recherches sur la philanthropie) publiée en 2010, 6 % des glaneurs sont des retraités, 4 % ont plus de 70 ans (2).
« Faut pas avoir peur de se salir les mains car bien souvent ils éventrent les sachets de viande et de charcuterie, et ouvrent les yaourts qui dégoulinent dessus. Le pire c’est quand ils mettent de l’eau de javel, alors là, on ne peut plus rien ramasser », s’énerve Marie, 73 ans. Georges ne le nie pas et se justifie : « Oui parfois on javellise, comme ça les jours qui suivent ils viennent moins nombreux. On n’a pas le choix, entre la copropriété qui râle et la ville qui ne nous écoute pas, c’est un peu le serpent qui se mord la queue… »
« Moi je viens seulement pour récupérer à manger pour les chats du Bois sacré à Notre-Dame-de-la-Garde mais si je trouve quelque chose d’encore bon je demande d’abord si quelqu’un le veut », précise Marie, tendant des lardons et de la crème fraîche qu’elle vient de glaner à un autre retraité. Son Berlingo déborde de sachets en tous genres. Elle ramasse à peu près tout ce qu’elle trouve. Elle nous raconte qu’elle était psychologue pour enfants avant, qu’elle ne manque pas d’argent mais que ses voisins l’ont fait mettre sous curatelle à cause de l’odeur qui se dégageait de son appartement. Son discours est confus. « On ne se fait pas des amis en faisant les poubelles », nous confit Aïda. Il y a les gens qu’elle considère « comme elle » et puis il y a les autres auxquels elle n’a pas envie d’être assimilée : « Elle là-bas, elle va pas bien. Quand la police passe elle montre ses seins ! Et elle insulte les gens aussi. » A peine ces paroles prononcées que la femme en question s’en prend à une autre glaneuse, la traitant de « sale négresse ». « C’est parfois très violent », poursuit Aïda.
Les Roms sont comme partout, les mal aimés : « On a l’impression qu’ils viennent de Roumanie pour manger alors que nous on est là depuis plus longtemps qu’eux », lance Aïda. « Et puis ils salissent tout », ajoute une autre. Pourtant, Radu sera le seul ce soir à faire en sorte que ce qui n’a pas été glané finisse dans la poubelle et pas sur le trottoir…
1. Les prénoms ont été modifiés.
2. Il existe des glaneurs militants, adeptes de la récup. Dans le cadre de notre reportage, ce n’est pas eux que nous avons rencontrés.
Samantha Rouchard
Reportage publié dans le Ravi n°144, daté d’octobre 2016