Se restaurer…
A Toulon, le restaurant le Mistral Gagnant offre une seconde chance à des mineurs en réinsertion avec pour mot d’ordre « l’estime de soi et le goût des autres »…
Le vent souffle dans les rues pavées et commerçantes du vieux Toulon en cette matinée estivale. Mehdi (1) vient à peine de dresser les tables qu’il court déjà après les serviettes et les parasols qui s’envolent. En cuisine on s’affaire. Aujourd’hui c’est aïoli. « Beurk, l’aïoli ça pue ! », lance Jean-Jacques (1), 16 ans, qui achève d’en préparer pour plus d’une vingtaine de couverts. De dehors rien ne distingue ce restaurant d’un autre et pourtant ses apprentis serveurs et cuisiniers ont déjà un long parcours chaotique derrière eux : des enfances malmenées et des adolescences compliquées en prise avec la justice. Bienvenue au Mistral Gagnant, clin d’œil à la chanson de Renaud, pour rappeler aussi que le vent d’ici souffle la promesse de jours meilleurs…
Ce restaurant pédagogique dépend de la PJJ (Protection judiciaire de la jeunesse) rattachée au ministère de la Justice. Il fait partie de l’Unité éducative d’activité de jour (UEAJ). Créé il y a quinze ans maintenant, il a ouvert la voie à d’autres restaurants pédagogiques en France. Sébastien, le prof technique de cuisine qui encadre les jeunes, a officié dans de grands établissements (Le Martinez, les Trois forts, Chez Madie) avant de transmettre son savoir-faire à ces mineurs en voie de réinsertion. Sa cuisine fait l’unanimité. Ouvert en semaine et seulement le midi, le Mistral Gagnant ne désemplit pas. Christiane, ancienne enseignante en retraite, est une habituée : « Je viens pour l’ambiance et les papilles. Et j’accorde de l’importance à tout ce qui peut tendre la main. Des bêtises ? Qui n’en fait pas ? »
Des parcours chaotiques
Sur les sets de table, le projet est résumé : « L’estime de soi et le goût des autres » sont au menu. « Créer du lien, les remobiliser, leur redonner confiance en eux, c’est ce que nous essayons de faire ici, explique Jean-Christophe Dubus, responsable de l’UEAJ Var. On a en charge des jeunes avec un parcours très difficile qui ont été exclus de la plupart des dispositifs et pour lesquels pas grand-chose n’a fonctionné dans leur vie. » Au Mistral, les clients comme les jeunes viennent pour se restaurer, au sens large du terme.
Sébastien et Myriam, l’éducatrice, sont à l’origine du projet. Avec Coco, l’agent technique, ils accueillent, accompagnent, et poussent vers l’avant les « mini tornades » qui passent par le Mistral Gagnant. Aujourd’hui les jeunes ne sont que deux, les autres ne se sont pas réveillés. « Notre seuil de tolérance est énorme, on "accepte" qu’ils soient en retard ou qu’ils partent plus tôt, explique Jean-Christophe Dubus. Les insultes, les provocations, les passages à l’acte de consommation ou de violence sont récurrents. Mais on reprend tous les actes qu’ils posent »
Avant le coup de bourre, l’équipe déjeune ensemble. Un moment propice à la discussion. « Qu’est-ce que ça fait là ça ? », lance Myriam en pointant du doigt une bouteille de bière non décapsulée que Jean-Jacques a posée bien en vue à côté de son assiette, plus par provocation que par réel espoir de la boire. « C’est pour digérer », répond le jeune homme avant qu’elle ne lui soit confisquée. Jean-Jacques a de l’humour. Originaire du Gard, il est arrivé en début d’année. Lorsqu’on lui demande comment il a atterri ici, il ironise : « Par magie ! Joséphine Ange Gardien vous connaissez ? Ben c’est elle qui m’a déposé ! »
En réalité c’est une mesure d’éloignement temporaire qui fait que Jean-Jacques se retrouve à Toulon, « dans cette ville où il n’y a rien à faire ». Et il se languit de rentrer chez lui pour le week-end ! A Toulon, il vit en foyer et entre autres activités proposées par l’UEAJ, il vient au Mistral deux fois par semaine. « Mais je ne veux pas bosser en cuisine, je suis trop maladroit. » Et Coco, toujours bienveillante, de le rassurer : « Mais non tu n’es pas maladroit. Moi aussi ça m’arrive souvent de faire tomber des choses ! » Sur ces mots, Myriam renverse la carafe d’eau et provoque un fou rire général ! C’est la plomberie qui botte Jean-Jacques. Mais difficile pour lui de se projeter car c’est dans le Gard qu’il devra chercher un apprentissage.
Les clients commencent à arriver. Mehdi va se changer pour le service. « Souvent c’est survêt’, mettre un jean c’est très compliqué pour eux, explique Myriam. La vie ça va être de travailler et de s’adapter à des normes. On essaie de les amener là-dessus. » Jean-Jacques passe en cuisine pour dresser les assiettes. Il met ses gants et baille. Sébastien enchaîne : « Si le gant est sale, le plat est sale ! », « Non, le concombre et le céleri ce n’est pas pareil ! », « Le poisson, on le met toujours du côté blanc »… Jean-Jacques tente de désamorcer son stress avec quelques bons mots dont il a le secret : « Il est où le homard ? Le Omar Sy ! », « Le remplissage des assiettes, c’est comme si j’étais à Flunch, à volonté ! », « Alors Coco, tu galères ou quoi ? », « Y a trop de couleurs là avec les légumes, ça m’a parasité la tête ! »...
Un nouveau chemin possible
Chacun a bien conscience que le Mistral Gagnant est un sas vers l’après, que dans un vrai restaurant les règles sont plus strictes. Mehdi en a fait l’expérience puisqu’il a commencé un apprentissage l’an dernier, « mais j’ai tout foiré ». Pourtant la cuisine c’est son truc : « J’aime faire à manger, j’aime l’action et le stress, faire la déco des assiettes et même nettoyer après. » Mehdi avait convaincu un patron l’an dernier mais il ne se rendait pas au CFA : « Je n’ai pas trouvé le bus pour y aller ! J’ai lâché l’affaire. » Depuis ses « petits problèmes avec la justice », il assure qu’il a retrouvé la motivation et voit l’avenir « plutôt bien ». « Ils sont sur la brèche tout le temps et tellement en difficulté que lorsqu’ils réussissent ils n’arrivent pas à le supporter, constate Sébastien. Ils ne sont bien que dans l’échec. »
Les jeunes en suivi PJJ et inscrits dans un véritable projet d’insertion perçoivent 130 euros d’indemnités par mois et au Mistral les pourboires sont limités à cinq euros par jour. L’équipe éducative sait parfaitement que face à des jeunes pris dans des réseaux et qui peuvent se faire cent euros en quelques heures de chouf, c’est difficile de lutter. Le service est terminé, Mehdi a rendez-vous à la Mission locale pour essayer de trouver un patron, Jean-Jacques négocie pour ne pas nettoyer la terrasse : « Faut que j’aille chez le coiffeur avant de prendre le train, je vais me faire faire un dégradé fendu. » Myriam sourit mais ne cède pas. Jean-Jacques tente une dernière pirouette, à moins que ce ne soit une déclaration : « Allez ! Je t’enverrai une carte postale pour te dire que je t’aime. »
Il est 15 heures, les jeunes sont partis, le vent s’est un peu calmé, Sébastien, Myriam et Coco prennent une pause bien méritée en terrasse. Une vraie complicité anime ces trois-là. Ils la sur-jouent en présence des jeunes. « C’est du théâtre quelque part. Quand on se prend la tête entre nous, ça les rassemblent, note Sébastien. On a créé ce lieu de A à Z, c’est notre plus grande réussite. Les anciens passent nous voir, ils ont trente ans, y’en a qui ont ouvert des snacks, certains sont devenus des amis. » Myriam poursuit : « Un jeune m’a dit l’autre jour : "Depuis que je bosse au Mistral, des gens me disent bonjour dans la rue !" Ça les sort de leur quartier, ça leur ouvre l’esprit. Les clients les encouragent. Ils ont tellement l’impression qu’ils ne sont capables de rien… » Mais le fossé entre ce que ces jeunes ont connu et la vie professionnelle qui les attend est parfois difficile à franchir, rendant fragile et ténu ce lien que Sébastien, Myriam et Coco tissent au jour le jour avec eux. Et ainsi se termine la chanson de Renaud : « Te raconter enfin qu’il faut aimer la vie / Et l’aimer même si… »
1. Les prénoms des mineurs ont été changés. Nous leur avons laissé choisir leur nouvelle identité. D’où le « Jean-Jacques » !
Samantha Rouchard