« Déconfiner la colère ! »
La manif la plus courte de l’histoire. Le 11 mai, premier jour – pluvieux – du déconfinement, quelques dizaines de personnes se retrouvent à 19 heures sous l’ombrière du Vieux-Port à Marseille à l’appel d’un groupe facebook « Tous dehors » pour éviter « un retour au monde d’avant ». Cinq minutes plus tard et après une sommation, un cortège de CRS disperse tout le monde : « Les rassemblements sont interdits. »
Avant les premières manifestations contre les violences policières et le racisme qui ont rassemblé des milliers de personnes à Marseille et Avignon et des dizaines de milliers à Paris, aucune manifestation « classique » n’avait pu être organisée. Les Gilets jaunes ont bien essayé, dès le premier samedi du déconfinement, avec environ 200 personnes au Vieux-Port marseillais, rapidement dispersées à la bombe lacrymo par plusieurs fourgons de CRS avant de se rassembler devant l’hôpital de la Timone. Bilan : 26 verbalisations à 135 euros et deux interpellés avec un rappel à la loi.
« La grogne est en stand-by, entre la peur du virus et celle de la répression, c’est difficile de mobiliser, reconnaît Pierre Giraud, l’un des référents des Gilets jaunes de Manosque (04), présent au Vieux-Port. On attend un appel national pour aller à Paris, peut-être le 16 juin pour les soignants à l’appel du collectif inter urgences. Il ne faut surtout pas qu’on disparaisse de la circulation ! »
Même constat pour Thierry Juny, coréférent du syndicat Solidaires en Vaucluse. Peu après le 11 mai, il expliquait que même si « Solidaires est un syndicat de lutte, il y a débat sur la manière de se mobiliser. Aller dans la rue pour se prendre 135 euros d’amende… Le rapport de force n’est plus le même et on risquerait aussi de passer pour des irresponsables. Et puis les gens ont la tête à autre chose, ils veulent aller boire des coups ! Mais on ne peut pas rester à attendre les bras croisés, pour les soignants, pour le code du travail. On ouvre le Puy du Fou mais on ne peut toujours pas se rassembler ! Il faut déconfiner la colère parce qu’on essaie de l’étouffer. »
« Comme dans Black Mirror »
À Sisteron, un collectif se rassemble tous les lundis depuis juillet devant les urgences depuis leur fermeture la nuit à partir de 20h30. La mobilisation a repris le 1er jour du déconfinement. « Le premier lundi nous étions une cinquantaine, rapporte Léo Walter, l’un des porte-paroles la France Insoumise du « 04 » et conseiller municipal de Nozielles. Le deuxième, le préfet a rappelé l’interdiction de manifester le jour même par voie de presse. L’ambiance était incroyable, comme dans Black mirror (1) : barrage de flics, deux drones, photos des manifestants… » À Marseille, les soignants appellent à se rassembler devant la Timone tous les jeudis soirs.
Des écolos ont aussi bravé l’interdiction de se rassembler dès le 11 mai. Cinq militants d’Extinction rebellion ont écopé d’un rappel à la loi pour avoir manifesté sur la Canebière à Marseille. Samedi 16, l’ONG internationale rompue aux actions chocs, a organisé un peu partout en France une action anti-pub, en recouvrant les panneaux de blanc de Meudon pour rendre invisible la réclame. Six équipes à Marseille et 39 villes mobilisés au total. Pour Lule, 26 ans, une action comme celle-ci « est d’autant plus importante pour dire « Nous revoilà ! ». On se fait pas trop d’illusions sur le « Monde d’après » mais il faut redevenir visible, arrêter les manifs, le blabla des tribunes en ligne ». Une journée d’action contre la « retoxication du monde » est prévue pour le 17 juin.
Dans le prolongement de l’urgence sociale, un collectif a ouvert le 11 mai un squat à Marseille dans un immeuble de cinq appartements du centre-ville appartenant à l’AP-HM (hôpitaux publics de Marseille) destiné aux personnes à la rue ou aux réfugiés. Pendant le confinement, un homme qui était entré par une fenêtre s’était fait déloger avec huissier à l’appui, ce qui a eu le don d’énerver le collectif : « cibler l’AP-HM, c’est aussi une façon de se réapproprier nous-mêmes l’hôpital public. Ils auraient pu mettre les logements à la disposition des soignants pendant la crise par exemple, cela fait des mois qu’il est vide ! », enrage Nicolas (2), qui occupe les lieux.
D’autres organisations plus traditionnelles ont eu recours à des modes de mobilisation a priori pas très « jour d’après ». La CGT, soutenue par les Jeunes communistes, a organisé le 20 mai à Marseille une manifestation… en voiture, boudée par le reste de l’intersyndicale. 140 voitures en file indienne, klaxons dehors. « Ce n’est pas l’idéal c’est vrai, reconnaît Olivier Mateu, le secrétaire départemental des Bouches-du-Rhône de la CGT. Mais il y a tout un tas de restrictions et il faut tout de même se mobiliser ! » Pour Marius, un jeune communiste qui distribue des tracts à pied, « les gens ont besoin de se retrouver, de montrer que ça reprend, avec toutes les limites que cela comporte ».
« Il faudra sûrement une étincelle », se demandait Thierry Juny de Solidaires 84 avant le 2 juin. Le mouvement contre les violences policières et le racisme ? « Peut-être ! J’étais à la première manif’ à Avignon, on était environ 200 personnes, à 95 % des jeunes, voire très jeunes. Les revendications ne sont pas forcément les mêmes mais elles sont très profondes. Il ne faut pas en rester là, il faut les encourager. George Floyd a peut-être été la goutte d’eau… »
1 : série anglaise d’anticipation.
2 : Le prénom a été changé.