Faire Signes
« Il y a bien, bien longtemps, les entendants étaient dans un langage corporel, explique Mamadou Ly, sourd et chercheur en linguistique. Les mains sont très présentes dans l’Histoire de la peinture, preuve en est que les entendants ont également besoin des mains, pas seulement les Sourds (1)! Bien sûr, nous n’avons pas la même langue mais de ce point de vue, nous sommes à égalité… » L’intervention de Mamadou Ly, spécialiste des langues et de leur origines, captive l’auditoire de sourds comme d’entendants venu, en ce samedi de juin, fêter les trente cinq ans de LSF Med. Cette association marseillaise a pour but de favoriser la diffusion de la Langue des Signes française auprès du plus grand nombre.
Une égalité dérisoire au regard de la société actuelle. Où dans tout ce qui fait le quotidien, l’accès à la santé, à l’information, à l’éducation, à la culture, à la citoyenneté, l’égalité apparente entre Sourds et entendants n’est qu’un leurre. « La France a toujours du mal avec la différence, quelle qu’elle soit, ce n’est pas nouveau », note le Docteur Jean Dagron, médecin entendant qui parraine cette journée anniversaire. Grâce à lui, depuis fin 2002, un accueil médical en langue des signes est possible à Marseille, à l’hôpital de la Conception (lire encadré).
Des citoyens oubliés
Les Sourds seraient entre cinq et sept millions en France mais il est difficile de donner un chiffre exact. En effet, qu’est-ce qu’un Sourd ? Une personne qui ne perçoit aucun son ? Un malentendant ? Un « appareillé » ? Un « implanté » ? En France, les Sourds sont classés dans les handicapés et la surdité considérée comme un problème de santé publique. Parler de personnes handicapées plutôt que de situations de handicap conforte l’idée que c’est la personne qui a un problème et non la société qui manque à ses devoirs d’offrir à tout un chacun la possibilité de vivre dignement.
Nous retrouvons Zohra Abdelgheffar, dans une brasserie de la Valentine (Marseille 11ème). Zohra est conteuse, enseignante de et en LSF, artiste, et possède de multiples autres flèches à son arc. Elle les décoche si besoin pour permettre aux Sourds, comme elle, d’aller de l’avant et faire entendre leurs droits à être des citoyens à part entière. La première difficulté avec Zohra fut de nous rencontrer. Pas évident lorsqu’on ne parle pas la même langue. Car c’est bien de langue qu’il s’agit. Un interprète a un coût, que malgré son salaire, l’enseignante ne peut assumer plus de deux fois par mois. C’est donc une amie à elle, entendante et signante, qui vient à la rescousse afin que nous puissions partager et communiquer de façon plus spontanée qu’à travers un échange de mails. Ce qui d’ailleurs n’aurait pas forcément été possible avec un autre Sourd, car 90 % sont illettrés contre 15 % chez les entendants.
Le parcours de Zohra pourrait tenir du miracle, mais il est surtout le fruit de sa détermination. Sa scolarité ressemble à celle de nombreux autres sourds, encore aujourd’hui. « Enfant j’étais dans une école ordinaire, le docteur en avait décidé ainsi parce que j’avais des restes auditifs, explique-t-elle. Mais je ne me réalisais pas, je n’avais pas d’amis. J’étais comme une lampe éteinte. » C’est lorsqu’elle intègre un collège spécialisé que « la petite lampe commence à s’allumer ». A 21 ans, elle s’inscrit en fac de droit, mais là, l’acoustique des amphithéâtres fait qu’il est très difficile pour un Sourd de pouvoir suivre. Elle est obligée d’abandonner. A l’époque il n’y avait pas d’interprètes. Aujourd’hui, s’ils sont 400 en France, les budgets ne suivent pas…
Affirmer son identité
Les établissements spécialisés pour enfants sourds sont trop peu nombreux. Pour tout Paca, il en existe seulement deux, situés à Marseille : Les Hirondelles, jusqu’à la classe de troisième avec un agrément de 50 places, et Les Rémusades qui prend le relais en formation professionnelle avec 60 places. Cette année, il y a une liste d’attente. Et pour ceux qui ne veulent pas devenir plombier ou agent d’entretien, c’est très compliqué. Claire Lemaire, chef de service aux Hirondelles depuis deux ans, nous explique que pour l’instant, aucun des jeunes Sourds n’est parti en filière générale après la troisième. Le cas échéant, le jeune Sourd se retrouverait en lycée ordinaire. Faute de budget, rien ne garantit qu’il ait un AVS (auxiliaire de vie scolaire) et encore moins un AVS signant.
Dans ces établissements, l’enseignement se fait en classe bilingue, LSF-français écrit ou en classe LPC (Langue française Parlée Complétée), mélange de signes, de français parlé et écrit. Le choix est celui des parents. Sachant que 95 % des enfants sourds naissent dans une famille d’entendants, qui bien souvent n’arrivent pas à faire le deuil d’un enfant qui n’entendra et ne parlera jamais comme eux. La plupart de ces enfants, se retrouvent donc dans des écoles ordinaires abandonnés à leur solitude. Et il n’est pas rare de voir des enfants de 5 voire 10 ans arriver dans l’établissement sans langue, sans aucune possibilité de pouvoir exprimer ce qu’ils ressentent. Alors qu’on leur prêtait jusque-là des troubles du comportement, on s’aperçoit qu’ils sont simplement sourds…
« Arrêtez de regarder mon oreille, mon oreille n’a rien. Mais regardez mes mains parlent et mes yeux entendent », nous dit Zohra qui, comme de nombreux sourds et spécialistes, se bat pour que la LSF, reconnue depuis 2005 (loi sur l’égalité des droits et des chances) comme une langue à part entière, soit enfin enseignée au plus grand nombre. Actuellement seulement 5 % des enfants sourds ont la LSF comme langue d’apprentissage. « En Paca comme ailleurs, se retrouvent donc les mêmes aberrations : quelques heures par semaine de LSF, des enfants sourds isolés ou en très petit nombre, coupés des grands groupes de locuteurs signants qui seuls font vivre toute la richesse des langues signées », explique André Meynard (2), psychanalyste, entendant et signant, présent lui aussi lors de la journée anniversaire. Lui qui travaille depuis plus de trente ans sur le sujet est à l’origine, avec d’autres comme la comédienne Emmanuelle Laborit , d’une « Charte sur l’enfance sourde ». « Il s’agit avant tout de l’importance pour tout enfant de pouvoir exprimer très tôt dans un matériau langagier sémiotique ses propres ressentis et émotions », explique le spécialiste. « Cela est garant de sa future vitalité psychique et évite des dépendances psychiques qui durent sinon parfois toute une vie. L’attirance des enfants sourds vers les langues signées est un fait. Priver les enfants sourds d’un accès précoce à une langue signée, c’est les laisser dans des "non -dits" massifs qui ne leur permettent pas de déployer toute leur vitalité langagière. Tous les enfants entendants gagneraient cependant à explorer les voies d’une telle modalité de dire. De fait, les Sourds nous enseignent ici une part de notre propre créativité langagière et en ce sens nous indiquent que l’inscription en langage s’effectue également grâce aux gestes et aux yeux. » Et le psychanalyste de conclure : « Répétons-le : langage et parole ne peuvent pas être assimilés à l’aspect sonore et acoustique ! D’autres voies nous inscrivent aussi en langage et participent donc à notre humanisation. » Samantha Rouchard
1. Sourd avec une majuscule pour signifier une identité culturelle.
2. Des mains pour parler, des yeux pour entendre. Ed. Erès.
Enquête publié dans le Ravi n°142 daté juillet-août 2016