« Retrouver une boussole temporelle »
Vous comparez notre époque aux années 30. Comment une telle analogie est possible ?
L’histoire ne se répète jamais complètement. Et une « analogie », ce n’est pas une identité, c’est un outil de comparaison. Or, entre les années 30 et aujourd’hui, il y a, d’abord, sur le terrain idéologique, des ressemblances. A commencer par l’existence d’interférences entre les thèmes abordés par la droite comme par la gauche radicale, créant une sorte de terreau néo-conservateur. Dans les années 30, on a connu ça avec les « non-conformistes », qui ont pu servir de réservoir idéologique au pétainisme. Et aujourd’hui, on a deux pôles dans ce que j’appelle le néoconservatisme xénophobe, nationaliste, sexiste et homophobe. Le premier, c’est celui de l’antisémitisme, autour d’Alain Soral et le second, plus islamophobe et négrophobe, avec Eric Zemmour. Ces deux intellectuels mêlent habilement thèmes d’extrême droite et de gauche alors qu’ils constituent la pointe la plus radicale de la droite.
En quoi la conjoncture politique actuelle peut être comparée à celle des années 30 ?
Comme dans les années 30, on a mouvement d’extrême droitisation électoral et partisan, avec une aimantation du débat politique autour des thèmes produits par l’extrême droite. Une tendance que le sarkozysme a renforcée, contribuant à brouiller les cartes et à décomplexer la droite sur des thématiques nationalistes et xénophobes. Mais c’est aussi une tendance que l’on retrouve à gauche. En témoigne la déchéance de nationalité…
Et quelles sont les différences ?
L’extrême droite aujourd’hui est moins radicale que celle, paramilitaire, des années 30. Elle développe aussi des thèmes « républicains » – la laïcité, les services publics – qui sont nouveaux pour elle et qui contribuent à la banaliser voire la légitimer auprès de l’opinion publique. Mais surtout, dans les années 30, on avait une gauche suffisamment forte pour résister au fascisme. Aujourd’hui, elle est en lambeaux et les syndicats sont fortement affaiblis. A l’époque, la SFIO, l’ancêtre du PS, avait pour horizon la rupture avec le capitalisme ! Aujourd’hui, la gauche social-libérale a non seulement abandonné l’anti-capitalisme mais aussi la social-démocratie. D’où son discrédit, notamment électoral. Quant à la gauche plus radicale, alors que dans les années 30, on assistait à la montée du communisme, aujourd’hui, on a affaire à des groupes aussi divisés que marginalisés.
Y a-t-il aujourd’hui une montée du populisme ?
Au-delà d’une mémoire du fascisme, il faut être attentif au mouvement d’extrême-droitisation du débat public, de plus en plus aimanté autour des questions sécuritaires, de l’immigration, de l’islam. Mais surtout, ce qui est préoccupant, c’est que la posture critique vis-à-vis de la société est en train de basculer de la gauche radicale à l’extrême droite qui a récupéré la critique du capitalisme, du néo-libéralisme, tout cela en l’associant à une logique de discrimination. Alors que la critique sociétale de gauche portait un projet politique d’émancipation individuelle et collective, l’extrême droite a cassé ce lien entre critique et émancipation. Et, dans le même temps, de plus en plus de personnalités de la gauche radicale comme l’économiste Frédéric Lordon ou le journaliste François Ruffin se font les promoteurs, face à la crise du capitalisme et de l’Europe, de solutions essentiellement nationales.
En quoi comparer deux époques peut être utile ?
Avec le chômage de masse, la précarisation, on assiste à une crise de l’idée de progrès. Et même d’avenir. C’est ce qu’on appelle le « présentisme », une focalisation sur le présent, l’immédiateté dans laquelle on perd le lien au passé et à l’avenir. Or, on a besoin de retrouver une boussole temporelle. Se souvenir de ce qui s’est passé dans les années 30 peut nous indiquer comment agir, quelles erreurs et dangers éviter dans un contexte qui est similaire.
Universitaire et militant, ce travail de comparaison entre deux époques est-il plus pour vous un outil scientifique ou politique ?
Si la plupart de mes ouvrages sont scientifiques, celui-ci est mixte. Il s’appuie sur beaucoup de travaux sociologiques et politiques, mais il vise à alerter sur les dangers d’une situation avec une dimension de polémique politique certaine. C’est donc à la fois un outil politique et intellectuel.
Entretien réalisé par Etienne Picalliero
Les années 30 reviennent et la gauche est dans le brouillard, de Philippe Corcuff. Ed. Textuel. 2014. 144 pages, 13,90 euros. Sociologue enseignant à l’IEP de Lyon, Philippe Corcuff est également militant à la Fédération anarchiste.
Cet article a été publié dans le Ravi n°141, daté juin 2016. Il a été rédigé par des étudiants de la licence « Sciences & humanités » (fac St Charles Marseille) dans le cadre d’un projet autour du thème de la « mémoire » piloté par Sébastien Boistel , journaliste au Ravi.