Urgence sociale : Marseille à la traîne
“Ce qui est fou, c’est qu’on s’est dit, on fait ça deux semaines et après les autorités vont prendre le relais. On savait qu’il y aurait du retard. Mais là ça fait un mois et une semaine, je ne comprends pas…” Enseignant, membre du collectif des écoles de Marseille et de celui des habitants organisés du 3ème arrondissement, Mickaël Bregliano est au cœur du système d’entraide citoyenne de son quartier. Et de la crise sociale liée au coronavirus. “Les gens sont de plus en plus en difficulté, ceux qui tenaient le coup jusque là, ce n’est plus le cas. Je suis encore très inquiet, alors que je croyais que ça allait aller.”
Si la crise du coronavirus, et les répercussions du confinement mis en place le 17 mars dernier, sont inédits en France, plusieurs facteurs pouvaient alerter les pouvoirs publics sur des effets désastreux à Marseille : un quart d’habitants est sous le seuil de pauvreté, un taux qui monte à plus de la moitié dans le troisième arrondissement. Nombreux sont ceux qui y vivent de l’économie informelle, ou tout simplement de petits boulots, impactés par la crise. La sonnette d’alarme a rapidement été tirée par des collectifs citoyens : le Collectif des écoles de Marseille a ainsi alerté le service des écoles de la ville sur les risques de précarité alimentaire des familles bénéficiant de la gratuité ou de tarifs réduits à la cantine. Par mail dès le 20 mars, puis publiquement, avec d’autres collectifs et des syndicats enseignants, le 6 avril.
Retard à l’allumage
Pourtant, malgré la multiplication sur le terrain d’initiatives, de distributions, de cagnottes, les mesures d’ampleur ont tardé. Certes, le Samu social municipal est rapidement relancé, et Jean-Claude Gaudin, dans son allocution du 24 mars, annonce la “mise à disposition des associations identifiées par la préfecture de plus de 30 000 repas actuellement stockés dans les écoles municipales, ainsi que 2 000 savons”. Mais c’est le 8 avril, soit trois semaines après le début de la crise, que la ville communique sur le versement d’une aide de 100 euros aux familles des 1 956 enfants bénéficiant de la gratuité de la cantine, le lendemain de la médiatisation d’une mesure semblable à Brest. Pas versée depuis, et pour cause : au 21 avril, la Caisse d’allocations familiales, qui doit procéder au règlement, n’avait pas reçu l’argent, qu’elle ne peut pas avancer. Le 15 avril, après des interpellations, notamment de la liste d’union des gauches le Printemps marseillais, c’est au tour de la réouverture de la cuisine centrale des écoles, gérée par la Sodexo, d’être annoncée, sous dizaine, pour produire 5 000 repas par jour. Et il faut attendre le 9 avril pour que se réunisse la première fois le Comité d’action face à l’urgence, composé d’élus de la majorité et d’opposition.
“La première réunion de crise à la mairie a lieu quatre semaines après le début du confinement, pourquoi ? Dans d’autres grandes villes, il y a eu anticipation de la crise” pointe la tête de liste du Printemps marseillais dans le 11/12 , Yannick Ohanessian, qui se défend dans le contexte de “polémiques politiciennes” mais met en avant des “interrogations” : “En période de crise, dans quelle mesure le maire a pris conscience de ce que ça engendre et de comment on va s’organiser, sur la question sanitaire avec les tests, les masques, et sur la gestion de l’urgence ? Il y a encore des familles entières qui n’arrivent pas à manger à leur faim.”
“Sur le terrain, les actions ont été multiples, nombreuses, et la prise de conscience de la crise sociale immédiate”, récuse Yves Moraine, chef de la majorité LR au conseil municipal et maire des 6e et 8e arrondissements. Qui illustre de façon plutôt villageoise avec les dons au Samu social de sa mairie, palette d’eau, sandwichs, sous-vêtements pour les SDF, ou encore les collectes et distributions mises en place par la mairie du 11/12. Mais la coordination ? Pourquoi un Comité d’action si tardif ? Yves Moraine s’agace : “La décision de l’aide aux associations, l’engagement du Samu social ont eu lieu avant le comité d’action. La décision de l’ouverture des gymnases a eu lieu avant le comité d’action. Moi, je ne veux pas faire de politique en ce moment. Tout le monde est au boulot, tout le monde fait le nécessaire, tous les jours, tous les élus font de même, de droite, de gauche ou du centre, et les agents municipaux le font en s’exposant !”
Rattraper des dossiers vieux de dix ans
L’ouverture des gymnases fait référence à une crise particulière à Marseille, où l’absence d’accès à l’eau et à l’hygiène dans l’espace public, problème pointé depuis des années par les associations, a été crûment mis en lumière par la fermeture des structures d’accueil de jour. Alors qu’à Lyon et à Paris les bains-douches sont restés ouverts pendant toute la crise pour permettre aux sans-abris de se laver, il a donc fallu à Marseille attendre le 13 avril pour que deux gymnases, Ruffi et Vallier, ouvrent trois jours par semaine à cet effet. À la manœuvre, l’adjoint au maire en charge de la Santé, Patrick Padovani, qui a rejoint le candidat DVD dissident Bruno Gilles pour les municipales. Solidaire de l’équipe municipale sur cette action, il l’est moins sur le passé : “C’est vrai qu’on était en retard, c’est vrai qu’on n’avait pas de douches publiques, c’est quand même pas très normal pour une ville comme Marseille. C’est pas faute de l’avoir demandé.”
De son côté, la Métropole, sous l’impulsion de l’État, a ouvert 17 bornes fontaines dans l’espace public et raccordé six squats et campements, sur la trentaine existant à Marseille, qui jusque là n’avaient pas de point d’eau. Là aussi des demandes de longue date. “L’État a réussi avec cette crise à faire bouger des dossiers vieux de dix ans !”, s’exclame Jean-Régis Rooijackers, de Médecins du monde. Comme la Fondation abbé Pierre, Médecins du monde souligne cependant un enjeu criant de coordination et de logistique, notamment pour l’acheminement des aides alimentaires auprès des personnes qui en ont besoin : “Ce qu’on peut attendre de l’État, c’est de monter une cellule de crise, avec la Métropole, la Ville, le Département, l’ARS, et les associations, avec des logisticiens, des community managers. Une crise, ça se gère.”
“Ce qui arrive relève quasiment de la crise humanitaire, on n’a pas l’habitude de voir ça dans notre pays”, souligne de son côté Florent Houdmon, directeur Paca de la Fondation abbé Pierre, qui estime que la situation, en termes d’organisation logistique et d’enjeux de protection sanitaire, relève des compétences des ONG spécialisées. Il utilise le terme “humanitaire” relativement à la gestion nécessaire plus qu’à la situation sur le terrain, “difficile à objectiver” même si “des alertes remontent de partout”. Les acteurs de terrain interrogés pour cet article font eux aussi part de leur inquiétude, et de l’impossibilité pour l’instant de couvrir tous les besoins exprimés.
Logistique de crise avec des bénévoles
La préfecture ne répond pas sur la question de la coordination, hors d’un communiqué listant une série d’actions parallèles menées par les différents pouvoirs publics. Lequel fait apparaître clairement que la logistique alimentaire de crise repose sur les associations : “Pour les habitants des quartiers populaires, un réseau de distribution de colis alimentaires est assuré par plus de 60 structures répertoriées à ce jour, essentiellement des associations et des centres sociaux”. Un circuit associatif sur lequel s’est aussi organisé, depuis le 10 avril, la distribution de 5 300 paniers de fruits et légumes hebdomadaires par la Métropole, qui s’est appuyée sur le réseau de la politique de la ville, en “20 points de livraison au bénéfice de 70 à 80 structures” selon le communiqué de la préfecture.
Or, si certains des opérateurs, comme les centres sociaux ou les associations caritatives de type Secours populaire, sont subventionnés par les pouvoirs publics et emploient des salariés, les enjeux sanitaires menant à éviter les attroupements obligent à multiplier les points de distribution. Et pour cela, à solliciter, et exposer, les petites associations avec bénévoles, les enseignants, les collectifs informels, bref, le réseau d’entraide qui s’était mis en place pour les distributions à partir d’achats groupés et de cagnottes. “Identifier les besoins, ça c’est normal, fait remarquer Jonas Chevet, membre du Collectif d’entraide du 3ème, qui n’assure pas de distribution. Mais la distribution, ceux qui font ça, ce sont des héros ! Que les pouvoirs publics ne les soulagent pas, c’est une honte. Ils peuvent parler d’Etat de droit, mais quand il y a une crise majeure, ils ne sont pas là !”
La palme en la matière revient, une nouvelle fois, à la mairie de Marseille. La cuisine centrale Sodexo va rouvrir le 29 avril, pour “5 000 repas par jour distribués par les associations reconnues par la préfecture”, explique la ville. En fait, en grande partie, les bénévoles, enseignants, mobilisés pour éviter à leurs voisins de souffrir de la faim, qui doivent donc être disponibles tous les jours. Certains quartiers ne pourront pas être desservis, faute de personnes mobilisables, et certains s’inquiètent de la fin du confinement, quand de nombreux bénévoles reprendront le travail et que les besoins d’aides risquent de persister. “Ce n’est pas le rôle des associations de faire cette distribution, des bénévoles de n’importe quelle association, souligne une associative, qui préfère ne pas être nommée. Pourquoi ne pas avoir sollicité le personnel des cantines ?”