Cuisiner c’est résister recette de moules
Il est des chantiers de cuisine qui prennent tellement de temps que lentement nous les oublions. Ces recettes qui ne connaîtront jamais la faveur des ingénieurs de l’agroalimentaire car impossibles à congeler ou à mettre en boîte. Ces cuisines archaïques, ces transes culinaires qui consistent à répéter des milliers de fois le même geste sont une prière aux dieux de la convivialité : leur préparation est par nature une œuvre collective éphémère.
Sur la lointaine Oléron, il existe une tradition qui se transporte à merveille sous nos latitudes : l’éclade de moules. Les femmes vêtues de noir alignées sur la plage, leurs larges fesses posées sur de gros rochers patinés par la bise, s’employaient autrefois à cette tâche interminable. Elles rangeaient les moules sans trêve, en conchiant l’océan qui leur mange leurs hommes et les paye en moules.
Avant de songer à dénicher les moules il est nécessaire de récolter de longues épines de pin. Il faut se mettre à la recherche d’un bouquet de pins parasols ou de pins maritimes, avec pas trop d’autres essences d’arbres autour, car leurs feuilles mortes se mélangeraient aux épines. On forme une boule avec les épines et on la roule comme pour faire un bonhomme de neige. Rapidement la récolte de belles épines bien sèches est faite et il faut se mettre en quête de planches de bois non traitées de 40×40 cm, sur environ 4 cm d’épaisseur.
On se rend ensuite chez son écailler ou mieux, chez son producteur mytilicole. Les moules doivent être propres, ébarbées, et pas trop grosses.
On plante quatre clous au milieu de la planche et on les utilise pour caler les quatre premières moules, en position allongée, ouverture vers le haut. Ensuite on peut utiliser les quatre du milieu pour ranger les suivantes, en formant une rosace qui s’étend vers les bords de la planche. On range les planches dans un endroit frais en attendant l’heure du repas.
L’éclade de moules est donc un travail collectif avant d’être un plat. Un challenge en espadrilles au coin d’un cabanon. Les aminches qui partagent ce projet se retrouvent engagés dans une entreprise à la limite de l’absurde. Il faut parfois consommer de grandes quantités de bière pour venir à bout de cette sensation de déroute. Le soleil de Provence frappant sur les fronts rouges de sueur est propre à l’hallucination : des titans rangeant patiemment des petites voitures sur le parking du Leclerc, les yeux exorbités.
Après la sieste, et trois minutes avant le repas, on dispose les planches de moules au sol dans un endroit dégagé et on les recouvre d’une brassée d’épines de pin. On met le feu au tas d’épines qui se consume en un feu de joie express. On souffle sur les épines pour éliminer la cendre. Les moules sont juste cuites, fumées à cœur. On les déguste à même la planche, en buvant un petit blanc frais. Parfois un peu de cendre salée se mélange aux fruits juteux de la marée et fond sous la langue.