Les Khomri du passé
Des trains à l’arrêt, des facs et des lycées occupés. Des manifestants qui, face à la répression, se font de plus en plus offensifs et inventifs. Et voilà le gouvernement qui dégaine le 49.3. De quoi mettre le feu aux poudres : les raffineries sont bloquées, les trains à l’arrêt en ce joli mois de mai qui en rappellent d’autres.
En tête, cette affiche reprenant l’esthétique et un vieux slogan de 68 pour mieux le détourner : « Sois jeune et bats-toi. » Sur les pancartes et dans les cortèges, l’imagination est, comme le veut l’expression consacrée, au pouvoir. Certains réclament la « séparation du Medef et de l’Etat ». D’autres que le gouvernement arrête ses « Khomri », du nom de la ministre du Travail dont le projet de réforme du droit du travail aura fait couler, depuis mars dernier, de l’encre dans les journaux, de la lacrymo dans les airs et du sang sur le bitume.
Déjà vu et jamais vu
Lors du défilé du 1er mai, certains plantent les têtes en carton de gouvernants au bout d’une pique. De fait, dès le début de la mobilisation, les références se multiplient. Dans les cortèges, des lycéens se mobilisant pour la première fois évoquent la lutte en 2006 contre le CPE, le « Contrat première embauche ». Et à voir les raffineries à l’arrêt et le spectre de la pénurie de carburant s’installer, d’autres pensent à la mobilisation en 2010 contre la réforme des retraites.
Et revoilà, dans les médias, les « usagers pris en otage ». Sans parler des « casseurs ». Alors qu’avec « l’état d’urgence », tandis que la police manifeste pour dénoncer la « haine anti-flic », d’aucuns dénoncent du « jamais-vu » en matière de répression, avec des arrestations préventives et des personnes tout bonnement interdites de manifestation ! Toute mobilisation se nourrit des précédentes. Ne serait-ce que parce que les protagonistes et les raisons de la colère ne changent guère. Les fantômes des luttes passées planent sur celles d’aujourd’hui et dessinent, à n’en point douter, celles à venir.
Jeune docteur en sciences politiques et membre du comité de mobilisation de la fac Saint-Charles, Thomas Posado pense immédiatement au CPE. D’abord parce que « ce fut la première mesure de toute une série visant à libéraliser les contrats de travail ». Mais surtout parce que « la lutte contre le CPE est la dernière à avoir été victorieuse. Cela prouve que c’est possible. Qu’une jeunesse et des salariés déterminés peuvent faire plier un gouvernement. D’ailleurs, grâce à cette victoire, pendant dix ans, aucun gouvernement n’a cherché à porter atteinte frontalement au code du travail ». Et d’espérer : « Aujourd’hui, on se trouve dans la même situation qu’en 2006. Il n’y a pas de raison pour que le gouvernement ne plie pas… »
De quoi mettre du baume au coeur. Même si, et c’est désormais une constante, les luttes sont avant tout défensives. « Depuis la dernière victoire du droit du travail que sont les 35 heures, les manifestations et les actions militantes ont eu pour objectif de défendre des droits déjà acquis, constate Paul Bouffartigue, chercheur en sociologie. Il ne s’agit plus de se battre pour améliorer nos conditions de travail mais de protéger le fruit de décennies de lutte. Il y a une véritable révolution dans la manière d’envisager la lutte sociale puisqu’on descend dans la rue pour se défendre et non pas pour revendiquer des avancées sociales. »
La porte des rêves
Ce que Toni Prima, membre du Cira (le Centre de recherche anarchiste), résume ainsi : « En 68, on ouvrait la porte des rêves. » Et aujourd’hui, on fait tout pour empêcher qu’elle ne claque. Or, pour lui, qui a vécu mai 68, « les manifestations actuelles se veulent plus pacifiques que par le passé et subissent une répression policière d’autant plus injustifiée que la police est désormais beaucoup mieux équipée qu’avant. Ça devient très dangereux. »
De fait, cultiver une mémoire des luttes n’est pas que symbolique. Ainsi, non loin du Cira, à Marseille, on trouve Mille Babords, une médiathèque alternative « dédiée à la connaissance des différents mouvements de luttes sociales » qui se veut également lieu de réunion et de débats. Comme l’explique Jérémy, l’un des membres actifs : « Il faut sortir du présent, de l’immédiateté. Se souvenir, c’est prendre du recul sur l’immédiat. » Or, pour Jean-Marc, « se souvenir, cela permet aussi de savoir comment construire un rapport de force ». Et Albert d’embrayer : « En 2010, par exemple, les grèves n’ont pas été efficaces. De fait, toutes les grandes victoires viennent d’une situation de grève généralisée mise en place rapidement. » Voilà pourquoi Mille Babords référence tous les mouvements depuis 16 ans, constituant ainsi un historique des luttes.
Se souvenir a donc un intérêt stratégique. Comme l’explique « Camille », militante aguerrie ayant participé à des manifestations sauvages ce printemps, connu le CPE et participé à nombre d’actions et d’occupations à l’époque permet au moins de « savoir comment se comporter en manifestation ». Cette expérience qui lui permet de jouer au chat et à la souris avec les forces de l’ordre se double d’un regard critique sur le rôle des syndicats. « Il faut savoir se mobiliser sans que cela ne vienne d’une organisation ou d’un syndicat. Même s’ils sont souvent indispensables, ils ne sont pas toujours assez réactifs. Et il faut toujours se méfier de la récupération. » En tête, ces slogans, non loin de locaux syndicaux, à Marseille : « Le syndicalisme, c’est du flicage de révoltés. » Et, un peu plus loin : « SO/flics, même combat »…
Lutter, c’est donc se souvenir. Pour éviter de reproduire les erreurs du passé. Mais aussi surprendre l’adversaire. Et donc innover. En témoigne Nuit Debout, un mouvement d’occupation de l’espace public, initialement né autour du « buzz » accompagnant le film « Merci patron ! ». On pense au mouvement Occupy Wall Street, aux Indignés, à Podemos et même aux printemps arabes… « Les précédents mouvements d’occupation ont été très ponctuels et étaient centrés sur la crise économique de 2008, explique un participant de Nuit Debout. Notre mouvement a vocation à faire émerger un débat politique plus large. Et pourquoi pas à avoir une réelle place dans le débat public. » Reste que l’expérience en demie-teinte de Nuit Debout dans les quartiers nord, aux Flamants (Cf le Ravi N°140) rappelle les difficultés rencontrées il y a quelques années par le festival Paroles de Galère.
Le joli mois de mai est déjà terminé mais le mouvement social se poursuit en juin. Après les raffineries bloquées, les trains à l’arrêt, d’autres secteurs entrent dans la danse : les salariés des centrales nucléaires, les dockers… A entendre la CGT appeler à une « généralisation des grèves », certains se souviennent de mobilisations plus anciennes, comme 95. Mémoires et luttes sont donc intimement liées. Alors, « du passé, faisons table rase » ?
Allan Besset, Guillaume Payan et Etienne Picariello (avec S. B.)
Cet article a été publié dans le Ravi n°141, daté juin 2016. Il a été rédigé par des étudiants de la licence « Sciences & humanités » (fac St Charles Marseille) dans le cadre d’un projet autour du thème de la « mémoire » piloté par Sébastien Boistel , journaliste au Ravi.