L'armée de l'ombre
Abdella Elyahiaoui a dû être un peu réconforté par le discours d’Emmanuel Macron du 13 avril. Pour la première fois dans une intervention officielle, quatre semaines après le début du confinement quand même, les agents de nettoyage et de sécurité ont été cités parmi les salariés essentiels dans la « guerre » contre le Covid-19. Contacté quelques jours plutôt, cet agent de maîtrise d’une société de sécurité et délégué du personnel CFDT désespérait : « Il y a des reportages sur tout le monde sauf sur nous. On est oubliés, invisibles, alors qu’on est en première ligne, qu’on se sert de nous comme bouclier ! »
Comme toute l’armée de l’ombre qui œuvre à la lutte contre le Covid-19 – agents de nettoyage, aides à domicile, salariés des plateformes logistiques ou encore des grandes surfaces, livreurs -, les agents de sécurité font partie des grands oubliés du confinement. Non seulement des pouvoirs publics et des séances quotidiennes de calinothérapie de balcon, mais également de leur employeurs. « Nos patrons sont corrects, mais pour l’instant les masques sont en nombre insuffisant. Un premier colis de protections a été perdu et on attend le nouveau, poursuit Abdella Elyahiaoui, qui travaille dans le Var. Aujourd’hui, c’est même moi qui ait dû acheter du gel en pharmacie pour les équipes. » Résultat : « Le moral des agents est très bas. Ils voient les autres très protégés et pas eux. »
« Quand Total offre des chèques essence ou que des plateaux-repas sont distribués, c’est pour les soignants pas pour les agents de nettoyage ou de sécurité et ça, c’est difficile pour eux », témoigne aussi Othmane Boussala, le secrétaire départemental des Bouches-du-Rhône de la CGT du nettoyage. Et lui aussi de dénoncer : « En général quand on parle avec les entreprises, leur première réponse c’est que les masques ne sont pas obligatoires. De plus, c’est très difficile de mettre en place tous les gestes barrière. Donc, pour les personnes qui nettoient les ascenseurs, les bus, il y a de vrais problèmes. »
Dans certains secteurs, pour éviter les risques de contaminations ce sont donc les donneurs d’ordres des entreprises de sécurité ou de nettoyage qui fournissent les moyens de protection. C’est par exemple le cas au Carrefour de Vitrolles (13). « Toutes les mesures prises – possibilité de prendre sa température, gel à tous les postes, masques – concernent également les personnels de nettoyage et de sécurité qui ne sont pas fournis par leurs entreprises, pourtant des acteurs importants de leurs secteurs », explique Jean-Baptiste Pinelli, délégué du personnel CFDT, tout en reconnaissant que la mise en place avait été « très chaotique ». Une dizaine de salariés ont été contaminés. « Il y a de la fatigue, c’est anxiogène et traumatisant parce qu’on voit partir des copains, lâche le syndicaliste, père de deux grands enfants. La priorité, c’est de ne pas ramener le virus à la maison. »
Pour certains employeurs, c’est visiblement encore loin d’être une « priorité ». Même dans la grande distribution, pourtant réactive, certains magasins sont encore à la traîne. « Si les grands groupes ont mis en place la logistique nécessaires – le plexiglas devant les caisses, les casquettes à visières, etc. –, on a encore de petites surfaces, des franchisés, qui ne sont toujours pas en conformité, qui donnent par exemple un masque par semaine à leurs employés », relate Béatrice Joseph, la secrétaire générale de la CFDT Services du Var.
« Il y a déjà des dérogations au code du travail »
Dans la logistique, malgré les alertes des organisations syndicales et les avertissements de l’inspection du travail, là aussi des problèmes persistent. Amazon s’est ainsi fait sévèrement taper sur les doigts mi-avril pour ne pas respecter les mesures de protection dans ses entrepôts, avec des tensions plus fortes dans celui de Montélimar que dans celui de Bouc-Bel-Air (13) n’était pas visé. D’autres plateformes ne sont pas plus vertueuses. Chez celle d’un discount alimentaire installée à Rousset (13), on fait ainsi le minimum. « On a eu des cas d’infection déclarés le 9 avril, mais comme aucun nettoyage de fond en comble n’est obligatoire, la désinfection n’a eu lieu que dans la nuit du lundi au dimanche suivant », témoigne un représentant syndical. Autres problèmes, le non-respect systématique de distanciation, des masques de mauvaise qualité ou encore l’absence de protection des transporteurs. « Il y a des démarches effectuées auprès de prestataires, mais on a plus l’impression que c’est pour protéger l’entreprise que pour réellement faire pression », note encore notre syndicaliste. Qui s’inquiète de la volonté de la direction de mutualiser la prime de 100 euros défiscalisée avec une autre versée en février…
Pour Frédéric Michel de Solidaires 13, c’est ainsi toute la question de l’utilité sociale des professions ou des services publics, la place et l’attention apportée aux précaires et invisibles qu’il va falloir réinterroger au regard de la crise actuelle. Avec de sérieux doutes sur la sincérité d’Emmanuel Macron concernant ses annonces et son auto-critique. Colère du secrétaire de l’union syndicale : « Difficile de croire que l’on va vers l’autogestion. Il y a déjà des dérogations au Code du travail prévu jusqu’à la fin de l’année – semaine de 60 heures, journée de 12 heures… – et des entreprises imposent à leurs salariés de poser des congés – qu’ils soient en chômage partiel ou pas – contre un maintien des salaires… » Et de se projeter : « Le jour d’après, il faudra que nous, les syndicats, on soit là. »