Ces morts qui nous gouvernent : Gaston Defferre
Dans la pinède d’Arcussia, au cimetière de Saint-Pierre, un lourd rocher des Cévennes orne la tombe de Gaston Defferre. Une vieille blague raconte que ce sont les socialistes marseillais qui l’ont placé là, pour éviter que le « maire illustre » ne revienne les hanter. La vieille blague a tort : trente ans après sa mort, Defferre n’a toujours pas été enterré. Il est partout dans le quotidien de la ville qu’il a gouvernée durant six mandats successifs. Retard dans les transports, urbanisme déséquilibré, toute puissance du syndicat Force Ouvrière à la mairie, clientélisme : les reproches à « Gaston » – adressés post mortem – sont légions. Le premier, et non le moindre, étant d’avoir dirigé pendant trente ans Marseille dans une alliance avec la droite, alors qu’il était socialiste.
Quand il remporte la mairie en 1953, Defferre veut faire barrage aux communistes encore très forts sur le port, point névralgique en cette période de guerre froide et de luttes anticoloniales. Dès lors, la politique municipale va se mener « sans idéologie », des secteurs clés comme l’urbanisme étant confiés à des élus de droite, parmi lesquels à partir de 1965 un certain Jean-Claude Gaudin. « Cette politique municipale "centriste", ce n’est pas propre à Marseille, tempère Nicolas Maisetti, chercheur en science politique et cofondateur de la Nouvelle société de Marseillologie. A la même époque, dans la plupart des villes, le pouvoir municipal évolue vers la recherche du consensus, de "l’intérêt général". On dépolitise les enjeux municipaux. » Finies donc les expérimentations de socialisme municipal de Flaissières (maire entre 1892 et 1902), place à une politique « ni droite ni gauche ».
La métropole sabordée
Corollaire : un anticommunisme de tous les instants, totalement dépassé aujourd’hui, mais qui a profondément marqué la ville. « C’est peut-être la seule chose que je pourrais reprocher à Defferre, pointe Jean Roatta, adjoint (UMP) au maire de Marseille pour les relations internationales, engagé dès les années 1960 aux côtés de Jean-Claude Gaudin. Dans le nord de la ville, de par la proximité des usines, les quartiers populaires étaient nombreux et une fracture commençait à se constituer avec le reste de Marseille. Mais comme le PC était tout-puissant dans ces quartiers, Defferre n’a pas cherché à inverser la tendance. Là, il est allé contre l’intérêt général. » Même aveuglement en 1967, quand « Gaston » refuse la mise en place d’une métropole autour de Marseille. « A l’époque, Aix-en-Provence n’aurait pas pu refuser d’y entrer, souligne le sociologue Jean Viard. Mais comme toutes les communes ceinturant Marseille étaient communistes, Defferre ne voulait pas se retrouver mis en minorité. » Un demi-siècle plus tard, la ville court encore après cette métropole qui aurait pu lui apporter des ressources fiscales et des grands projets d’infrastructures, notamment sur les transports en commun interurbains.
L’anticommunisme va également pousser Defferre à créer une symbiose entre lui et le syndicat FO à la ville, pour faire pièce à la CGT. Lutte anti-coco et soutien électoral contre primauté au syndicat pour les embauches et les promotions. Un système qui n’est pas propre à Marseille, puisqu’il a été développé dans beaucoup de villes SFIO sous la IVème République. « Ça se voit aussi dans des grandes entreprises publiques comme EDF ou la SNCF et même dans des entreprises privées, note le sociologue Cesare Mattina. Il y a des embauches de père en fils, c’est un système de patronage paternaliste qui peut durer sur de très longues périodes. » Le système sera repris quasi tel quel par Jean-Claude Gaudin à partir de 1995, la menace communiste en moins, ce qui permet à FO de prendre plus d’autonomie et de monnayer toujours plus son soutien. « Avec l’abstention qui augmente à chaque scrutin, les élections se jouent à quelques centaines de voix, rappelle Nicolas Maisetti. Les élus ne doivent donc rien laisser au hasard. » Et préfèrent caresser le syndicat majoritaire dans le sens du poil. Tout en cultivant les réseaux et le quadrillage mis en place par Defferre : comités d’intérêts de quartier, relais dans les différentes professions et communautés. Impact électoral incertain, mais mieux vaut mettre toutes les chances de son côté…
Commémorations faux-culs
Complémentaire du réseau, le clientélisme pratiqué sous Defferre a lui aussi profondément marqué la gestion de la ville. D’abord vecteur d’ascension sociale pour les populations les plus pauvres, il est organisé et systématisé sous Defferre, toujours dans la même optique anti-communiste. Emplois, logements : « C’est une forme de redistribution sociale. Ça se pratiquait dans d’autres villes SFIO comme Lille ou Lyon, mais peut-être de manière moins caricaturale », estime Cesare Mattina. La pratique touche aussi les marchés publics : eau, déchets, entretien des écoles et de la voirie. « Dans l’affaire des fausses factures de la mairie en 1982, on voit que les entreprises se font par exemple payer trois couches de peinture pour une posée, détaille Cesare Mattina. Sous Defferre, le taux de surfacturation atteignait 50 %. Sous Vigouroux [maire DVG de 1986 à 1995], c’était encore 25 %. » Trente ans après, les affaires Andrieux, Guérini, et les soupçons sur le renouvellement des contrats d’eau laissent craindre que les pratiques n’aient changé qu’en surface.
Entre clientélisme et gestion de « petits territoires », comment dépasser l’héritage de Defferre ? La question est vitale pour le parti socialiste, décimé par les luttes fratricides dans le sillage de l’affaire Guérini. « Sous Defferre, le PS était caporalisé mais c’était par un despote éclairé, avec une autorité qui découlait de la Résistance, estime Benoît Payan, conseiller municipal socialiste. Reproduire son mode de fonctionnement sans lui, c’est contre-productif. » « Il faut tourner la page de ces pratiques autant dans le monde politique que dans les syndicats ou les associations, qui ne doivent pas être au service des élus, juge Jean-Marc Coppola, élu municipal communiste. Sinon cela alimente chez l’électeur le syndrome "tous dans le même sac". » Première étape, pas encore franchie : la réflexion collective. « Déposer une gerbe sur la tombe et entretenir la mémoire c’est très bien, mais c’est un peu faux-cul, pointe Jean-Marc Coppola. Trente ans après, Defferre mériterait un séminaire ou un colloque pour en tirer des enseignements. » La plus récente réunion scientifique où l’on a parlé de Gaston s’est déroulée le mois dernier : à Darmstadt en Allemagne, sur le thème « la ville, le pouvoir et la corruption ».
Frédéric Legrand