L’art de (ne pas) bien recevoir…
A la rue qui comme Issif et Bakari (1) ont fait un long voyage… Arrivés l’an dernier de Côte d’Ivoire via la Libye sur des zodiacs surpeuplés, ils sont à Marseille depuis quelques mois. Les deux garçons ont 16 ans. Comme tous les mineurs isolés, selon la loi, ils devraient être pris en charge par l’Aide sociale à l’enfance (ASE) qui dépend du conseil départemental. En débarquant, Issif passe rapidement un premier entretien à l’Addap 13 (Association départementale pour le développement des actions de prévention), porte d’entrée obligatoire vers le dispositif. Mais on le prévient aussitôt : pas d’hébergement avant trois mois. En attendant, démerde-toi…
Comme beaucoup, il dort dehors, à la gare Saint Charles le plus souvent parfois en squat quand il a de la chance. Bakari est logé à la même enseigne : « Je ne savais pas qu’on pouvait laisser des enfants dormir dehors dans un pays comme la France ! » Si le dossier d’Issif avance – il a passé ses évaluations et le juge l’a bien déclaré mineur – il est en théorie sous la protection de l’ASE depuis début février mais sa mise à l’abri n’est toujours pas effective. Par contre, il peut manger et se doucher trois jours par semaine à l’Addap 13, le luxe ! Il éclate de rire : « Parfois même on a droit à des cours de danse ! » Si les deux garçons ne rêvent que d’école, la route paraît encore longue. En attendant Bakari révise ses conjugaisons le ventre vide.
Des mineurs à la rue
C’est dans le lieu autogéré El Manba (Marseille 5ème), ouvert par le Collectif Migrants 13, qu’ils viennent passer leurs journées et manger un bout quand il y a de quoi. A plusieurs reprises, le collectif a interpelé le conseil départemental. « Il faut qu’ils prennent leur responsabilité, explique Clémence du Collectif. On estime 500 mineurs isolés sur le département. Et parfois c’est 7 mois d’attente pour qu’ils soient hébergés. ». Danièle Brunet, conseillère générale LR déléguée « jeunesse et prévention » a répondu à notre demande d’entretien, par un mail du service presse intitulé « migrants isolés étrangers » où la notion de « mineurs » a disparu. Si ce message reprécise que la protection de l’ASE est déterminée par « la réalité de la minorité, l’absence de famille et la notion réelle de danger », rien ne nous explique pourquoi Issif est à la rue…
A Valbonne (06), le Lycée international (CIV) accueille dans son internat 54 jeunes depuis septembre, sans que ces derniers ne soient scolarisés. La secrétaire du PCF des Alpes-Maritimes, Cécile Dumas, dénonce là aussi l’immobilisme du Conseil départemental. L’été dernier, Eric Ciotti, son président LR, fut le premier à prôner les tests osseux, peu fiables et controversés, pour vérifier l’âge réel des mineurs. Un bénévole qui intervient au CIV précise que c’est seulement début février que des évaluations en français ont été réalisées par des professeurs en retraite. Soit cinq mois après l’arrivée des jeunes ! « Ils font trainer, tout simplement dans l’espoir qu’ils atteignent la majorité pour ne plus les prendre en charge », note Cécile Dumas.
Des adultes pas mieux lotis
Pour les adultes, la route est aussi caillouteuse… A Marseille et à Nice, c’est Forum Réfugiés qui s’occupe de leur pré-accueil. Ces deux villes sont les seules plateformes d’enregistrement de demandes d’asile de la région. Si en cette période hivernale, Nice reçoit rapidement, sur Marseille il y a environ 10 jours d’attente. Pendant ce laps de temps, ils n’ont droit à rien et doivent se débrouiller par eux-mêmes. C’est seulement lorsqu’ils entrent en procédure de demande d’asile qu’une aide de 11 euros par jour (pour une personne seule) leur est versée – « souvent avec un mois et demi de retard », précise Laurent Delbos, responsable plaidoyer pour Forum réfugiés – et qu’ils ont droit à un hébergement et à des droits sociaux. (2)
Mais les Cada (centre d’accueil des demandeurs d’asiles) sont saturés. Suite à l’entrée en vigueur de la réforme du droit d’asile en novembre dernier, des AT SA (Accueil temporaire service de l’asile), ont été mis en place dans certains départements, pour désengorger d’autres départements. « CADA du pauvre » ou « low cost » : les associations et travailleurs sociaux ne tarissent pas d’éloges sur ce dispositif… Ils répondent à moins d’exigences qu’une structure sociale et sont surtout moins subventionnés. Les résidents doivent se nourrir à leurs frais, idem pour les effets personnels. Bien souvent ils doivent aussi payer la traduction de leur récit de vie, obligatoire pour le traitement de leur dossier OFPRA (Office français de protection des réfugiés et apatrides). « Notre budget traduction est de 3000 euros à l’année sachant qu’un récit de vie revient environ à 200 euros et 100/150 euros l’entretien téléphonique d’une heure par personne… », explique Camille (1), travailleuse sociale dans un AT SA de la région qui accueille une centaine de personnes. (3)
Des droits fondamentaux émiettés
« Ça fait partie de la sortie de l’Etat de droit, explique Jean-Pierre Cavalié, délégué régional de la Cimade. Les lois ont normalement pour fonction de faire entrer dans la réalité les droits fondamentaux or depuis quelques années les lois ont désormais pour fonction de ne pas appliquer ces droits fondamentaux. » Et Benedetta Badii, chargée de mission Urgence sociale à la Fnars (Fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion sociale), de déplorer elle aussi les risques que font courir les nouvelles législations : « On va de plus en plus vers des systèmes d’hébergement par "filières", pour les réfugiés syriens ou encore pour les anciens membres afghans de l’armée française. C’est totalement nouveau en France et cela va créer une concurrence entre publics. Le problème c’est également qu’il y a une multiplicité de dispositifs mais que l’ensemble est très peu transparent. »
Des CAO (Centre d’accueil et d’orientation) sont aussi mis en place pour désengorger la jungle de Calais. Bien souvent les migrants sont mis dans des bus sans connaître leur destination. A Carpentras, depuis début février, 25 hommes sont hébergés dans une auberge de jeunesse où ils sont arrivés en catimini. Leur installation en terre frontiste a fait pas mal de bruit. Hervé de Lépinau, responsable du FN Vaucluse et conseiller départemental, a demandé la démission du maire PS Francis Adolphe. Ce dernier s’est senti obligé de préciser sur France Bleu Vaucluse qu’il ne s’agissait pas « d’islamistes ». Cet accueil est provisoire (trois mois renouvelable une fois) car bientôt les touristes seront là et les résidents devront aller voir ailleurs. Selon nos sources, le maire PS aurait refusé dans sa ville un accueil pérenne des réfugiés. Son chef de cabinet affirme que « la question ne s’est pas posée ».
Le demandeur d’asile n’a pas d’autre choix que d’accepter cet accueil « low cost » puisque que l’Ofii lui fait signer un papier qui l’engage en ce sens, au risque sinon de perdre son allocation. Idem s’il a de la famille prête à l’héberger. « C’est le package ou rien ! », explique Jean-Pierre Cavalié. La Cimade travaille actuellement sur un projet de « réseau hospitalité » (à la suite du « réseau sanctuaire » de 2006) afin de soutenir les initiatives citoyennes dans l’accueil des étrangers. Et Jean-Pierre Cavalié de conclure malgré tout avec optimisme : « La période est très grave mais heureusement beaucoup plus de gens bougent que ce que l’on croit. Un mouvement est en train, par ce bout là et par d’autres, de se réapproprier le politique et de le réinventer… »
Samantha Rouchard
1. Les prénoms ont été changés
2. Le nombre de décisions d’accord d’un statut de protection (réfugié et protection subsidiaire) s’établit en 2015 à 19 447 au niveau national, en hausse de 33,3 % par rapport à 2014.
3. De 15 dossiers par travailleur social en CADA on passe à 30 en AT SA.
Le malheur des uns…
La société d’économie mixte ADOMA, ancien Sonacotra, qui gère la plupart des AT SA et des CAO de la région, est le premier opérateur national pour l’hébergement et l’accompagnement des demandeurs d’asile. « Concrètement, ils sont là pour faire du chiffre, ce n’est pas l’accueil qui les intéresse », regrette une salariée. En 2011, le train de vie de ses responsables avait fait grand bruit ! Leur privatisation l’an dernier, encouragée par le gouvernement, a fait gloser aussi (1). Récemment L’Humanité dénonçait la perquisition abusive d’un de leurs centres sur Paris à la demande des responsables eux-mêmes en conflit avec leurs résidents. Ce qui aurait permis l’arrestation de sans-papiers renvoyés ensuite dans leur pays (2). Effectivement le social, c’est pas leur truc !
S. R.
1. « Logement social : Controverse autour des dirigeants d’Adoma », Mediapart (28/05/2015)
2. « L’Etat d’urgence bien pratique pour Adoma », L’Humanité (14/01/2015)