Cuverville : le génie de l’information
Même si son nom fait référence à de glorieuses fesses, il n’y a rien de licencieux sur le www.cuverville.org. Mais de l’info, de la satire. Et un ton qui, comme le bon vin, a pris de la bouteille dans cette maison toulonnaise fondée en 1995.
Au commencement, il y a une rencontre aussi fortuite que celle d’une machine à coudre et d’un parapluie sur une table d’opération : l’élection d’un maire d’extrême droite et une paire de fesses en bronze. Le maire, c’est Jean-Marie Le Chevallier, élu en juin 1995 à la faveur d’une « triangulaire » premier magistrat de Toulon. Les fesses sont celles d’une statue sculptée en 1843 par le Toulonnais Louis Joseph Daumas, le « Génie de la navigation ». Mais l’orientation de son anatomie lui vaut le surnom de « Cuverville ». L’un des grands actes mémorables de Le Chevallier sera de réinstaller la sculpture, après référendum, sur le carré du port, là où elle avait été inaugurée à l’origine. Le postérieur faisant donc à nouveau fièrement face à la mairie d’honneur de la ville. Cuverville : c’est aussi le nom qu’ont choisit – la même année – la poignée de francs-tireurs décidant de lancer dans Toulon « la frontiste » un journal atypique. « Il faut resituer le contexte, se souvient Gilles Suchey, présent dans l’aventure dès la première heure. Les journalistes parisiens débarquaient par centaines dans une ville dont ils ignoraient l’existence avant l’élection du FN en prenant tous des accents mélodramatiques. Nous voulions nous adresser aux Toulonnais sur un ton qu’ils ne connaissaient pas : la satire. Façon de parler de choses parfois terrifiantes mais toujours avec un certain recul. » Autour de Gilles Suchey, professeur d’électronique à la faculté que rien ne prédispose à la pratique du journalisme, « un noyau de glandeurs de la fonction publique » : des profs, un haut fonctionnaire, mais aussi un « toubib », une avocate qui propose ses services… Tous ont le Front en ligne de mire. Très vite pourtant, Cuverville – un mensuel de 16 pages (20 par la suite) – choisit d’étendre le débat en pointant les errements de la droite parlementaire dont les politiques avaient préparé l’arrivée du FN en mairie, sans oublier de dénoncer l’inanité d’une gauche incapable de faire obstacle à l’ascension de l’extrême droite. « Personne ne vote à droite dans nos rangs mais ce n’est pas pour autant qu’on va célébrer le PS ou la LCR. Certains ont voulu nous étiqueter « anarchistes ». Mais ce n’est pas notre référence. Cuverville n’a jamais été un mensuel militant. » Toute l’équipe est bénévole. Par principe, elle refuse publicité et subventions. Diffusé en kiosques et par abonnement, les ventes oscilleront durant 7 ans entre 500 et 1000 exemplaires. Cuverville est petit mais lu. Il amuse, informe. Et dérange. Au départ, les journalistes « professionnels » maternent un peu, parfois avec condescendance, le mensuel satirique. Mais sa liberté de ton, et ses critiques du conformisme des médias locaux, finissent par irriter. « On nous prend un peu pour des enfants gâtés. Paradoxalement, la liberté d’expression dont nous disposons nous est reprochée par ceux qui reconnaissent parfois pourtant en manquer. C’est vrai, toutefois, que notre charge contre Var matin est très systématique. » Jusqu’en juillet 2002, Cuverville sera au rendez-vous. Pas un notable toulonnais ou une personne susceptible d’être égratignée dans les colonnes du satirique ne manque la sortie d’un numéro. « Des années riches en termes de rencontres, d’éducation personnelle » pour Gilles Suchey, mais aussi un projet « source de contraintes rares ». Après 7 ans de bons et loyaux services, l’équipe est exsangue. Et décide de changer son fusil d’épaule : Cuverville poursuit son ?uvre mais sur Internet. « Au niveau de la réalisation, Internet est mille fois moins contraignant qu’un journal papier. Finies les angoisses mensuelles sur le thème « que va-t-on pouvoir raconter pour combler le vide ? » Finis les frais d’impression, les batailles avec la société de distribution, la course à la montre avec des bénévoles peu enclins à respecter les problèmes d’urgence corollaires à la fabrication d’un journal. » La diffusion est aussi plus large, avec une moyenne actuellement de 1000 visites par jour. Et l’esprit reste le même. Contrairement à la philosophie de l’Internet libre (Indymedia…) n’importe qui ne passe pas n’importe quoi sur le www.cuverville.org. Les proclamations d’intention, les tracts et les éditos à foison sont proscrits. « Nous voulons toujours rester crédibles. Les sujets traités – même si notre ton peut être amusant – le sont de la façon la plus sérieuse possible. » Si les temps ont changé – Le Chevallier est en exil et le FN un mauvais souvenir – la susceptibilité du pouvoir est une constance. Comme la capacité de Cuverville à mettre les pieds dans le plat. En pointant, par exemple, de petits désagréments. Le futur stadium Jauréguiberry, fierté du nouveau maire, « symbole du renouveau toulonnais » promu par Hubert Falco (sur ce dernier cf le Ravi n°24, p.6), se situe à l’embouchure du lit majeur du Las et en plein milieu du périmètre nucléaire de l’Arsenal. « Lorsque des journalistes de RTL et de Var Matin, ont osé faire allusion à cette histoire que nous étions les seuls à avoir traitée, le maire aurait rétorqué : « laissez ce sujet aux mange-merde » ! Nos articles l’ont mis dans une pure rage. ». Autre « victime » privilégiée de Cuverville ces temps-ci : Bruno Ravaz, le président UDF de l’USTV (Université du Sud Toulon Var) dont le journal virtuel pointe les dysfonctionnements de gestion et les ambitions politiques. Cuverville a pris ses marques sur Internet. Le retour dans les kiosques, comme en 2003 avec un « spécial » consacré à la réforme Raffarin sur les retraites, n’est pas vraiment à l’ordre du jour. Sauf de façon exceptionnelle. Et Gilles Suchey, et les autres plumes du site, ont la ferme intention de continuer à ausculter Toulon et ses acteurs politiques. Avec humour et lucidité. « Hubert Falco est en place pour longtemps. Au niveau politique, il enfonce tous ses adversaires du moment. Ce n’était pas difficile pourtant pour la gauche de prendre la mairie après le mandat catastrophique du Front national. Mais quand on voit que le leader de l’opposition locale, le socialiste Robert Alfonsi pour ne pas le citer, semble lui-même avoir renoncé à la mairie pour les 30 années à venir, c’est désolant. » Cuverville, ou l’art de se faire des amis.
Michel Gairaud