Vis la vie d’un homme qui « dort dehors »
N’allez pas dire à Denis Personne (1) qu’il est SDF. Il « dort dans la rue » depuis deux ans entre Nice et Marseille et ne compte pas y rester. Il est juste en « galère ». Denis est Personne parce qu’il est comme tout le monde. « Voilà c’est ça ma vie », répète-t-il plusieurs fois en cette journée ensoleillée de janvier, façon de dire que les gens de la rue ne sont pas des extraterrestres. Denis, plutôt trapu, a de beaux et longs cheveux gris, le visage bourru et des yeux bleus perçants. Ce n’est pas René Malleville, le célèbre supporter de l’OM, mais on pourrait s’y méprendre.
Rendez-vous à la gare Saint Charles à 6 heures du mat’. Denis dort quotidiennement dans les parages avec deux compagnons de fortune. « Momo », dans les mêmes âges, « le Belge », plus jeune. Ils sont tous réveillés et Denis a déjà la parlote. Lorrain d’origine, il a ce petit accent du terroir. Ses cartons repliés, il me montre sa petite planque pour les retrouver le soir. Avant, il dormait un peu plus loin, dans un endroit plus à l’abri. Mais ils ont mis des grilles depuis « que des salauds ont chié et pissé partout… » Le froid, le vent, la pluie, effectivement « c’est chiant ». Mais ce dont il se méfie avant tout, ce sont les vols, « des cons qui volent ceux qui n’ont rien ».
Première clope, il est temps de se diriger doucement vers la Bagagerie (voir reportage dessiné page IV et V). Tous trois ont un casier pour stocker leur barda. Arrivés un peu avant l’heure d’ouverture, à 7 heures, deux autres habitués sont déjà là. On se change, petite toilette, café-clope, on discute… Un joggeur passe : « On le voit tous les jours ! Comme beaucoup d’autres. Certains sont sympas, nous disent bonjour », sourit Denis. Il est déjà 8 heures et c’est le moment d’aller à « la girafe », près du kiosque des Réformés. Tous les jours, un petit camion Emmaüs propose un petit-dej’ : croissant, banane, boisson chaude. Il y a du monde, Denis en connaît beaucoup. Auparavant, il passait ses après-midi juste à côté. Mais depuis que « la faune », les toxicos surtout, y squattent, il est remonté avec certains de ses amis un peu plus haut sur la ligne de tram. Car pour lui, le plus dur dans la rue « c’est d’être tranquille ». Il essaie d’éviter les nombreux mythomanes, ceux qui ont un petit pet au casque ou qui se vantent de leur passage en prison.
Certains, comme le Belge, vont manger des tartines à l’Armée du salut. Denis n’y va que rarement. « On ne meurt pas de faim à Marseille », assure-t-il. Il préfère marcher tranquillement le long du boulevard National jusqu’à la Fondation Abbé Pierre, rue Loubon. C’est là qu’il prend sa douche tous les jours à 9 heures. Il faut réserver pour le lendemain. Aujourd’hui, René le fait pour Momo, bloqué au consulat du Maroc au motif d’une histoire de papiers. Une bonne quarantaine de personnes sont là ce matin, afin de se réchauffer et manger un bout. Beaucoup de maghrébins, du chibani à l’adolescent dont on essaie d’imaginer le parcours. Dehors, on vient me proposer un job. « Non, merci. Mais Denis peut-être… » « Trop vieux », nous répond-on. Denis s’en moque. Il ne veut pas travailler au black pour des clopinettes, sans savoir s’il va être payé un jour. « L’économie parallèle », c’est ce qui l’énerve le plus dans « cet autre monde » qu’est celui de la rue : marchands de sommeil, néo-esclavagisme, petits trafics… « On fait un fric fou sur notre dos. »
Denis a une adresse à l’accueil de jour de la rue Consolat, il est inscrit à Pôle Emploi et travaille en ce moment deux heures par jour comme plongeur dans une cantine pour enfants handicapés du côté de Périer. Il est cuisinier de carrière, a « travaillé dans plus de 50 établissements » en écumant les Alpes comme travailleur saisonnier. Mais un beau jour, l’une de ses mains se bloque. Il ne peut plus travailler. La galère commence à Nice pour continuer à Marseille il y a un an et demi : « Je devais retrouver quelqu’un qui n’est jamais venu… » Il lui faut réactualiser son CV mais compte bien trouver du taf pour cet été.
Tout beau tout propre, Denis a presque deux heures avant d’aller bosser. Il a ses petits coins, comme ce square, boulevard National, ou ses deux petits bancs plein soleil boulevard Périer. C’est là qu’il s’adonne à son passe-temps favori, les mots croisés dans les journaux gratuits qu’il récupère tous les matins à la gare. Denis suit d’ailleurs de près l’actualité, connaît tous les résultats du foot et se moque de Pamela Anderson qui a fait frémir l’Assemblée nationale la veille. Mais aujourd’hui, il profite d’un compagnon passager pour tchatcher. De cuisine : la volaille et les laquages sont ses spécialités. Puis encore du monde de la rue et de la diversité qui la compose. Denis est de droite – « Je suis réaliste, il faut des entreprises et des patrons » – et n’est pas facho. « Tout le monde est le bienvenu dans mon pays, aucun problème. Mais je ne supporte pas l’irrespect. » La cohabitation entre Roms, maghrébins, blacks ou autres gaillards des pays de l’Est n’est pas simple. Ou comment les réalités sociales sont exacerbées dans l’enfer de la rue.
Retrouvailles à 14h30 sur « le muret » des Réformés avec trois autres collègues, dont un pur marseillais, « cousin de Papet J » qui a vécu l’éclosion d’IAM. Il fait bon au soleil, Denis a levé la veste et siffle deux, trois bières. On discute foot, petites histoires de la rue, on blague beaucoup. La veille, un SDF a été retrouvé mort, rue Loubon justement. Le deuxième depuis le début de l’année. Un Hongrois croient-ils savoir. Est-ce qu’il a peur Denis quand il voit cela ? « Non, c’est le destin. Il aurait pu très bien mourir chez lui électrocuté ! », répond-il dans un grand sérieux. Sa joie de vivre, son sourire communicatif et l’intelligence de ses yeux forcent le respect. Bientôt il ira prendre quelques affaires à la Bagagerie avant de retourner à la gare. Il a parcouru un peu plus de 8 kilomètres aujourd’hui. Il recommencera demain. Sans savoir vraiment quand tout cela s’arrêtera.
1. Denis ne tient pas spécialement à être reconnu. Il est personne parmi les autres.
Clément Chassot