le Ravi au pays du Cèdre
« Nasrallah n’aime pas quand je le caricature, mais il accepte que je le dessine ! », ironise Stavro célèbre dessinateur de presse libanais en parlant du chef du Hezbollah, mouvement politique Chiite. « Notre pays est le seul du Moyen-Orient où il existe une réelle liberté de la presse », poursuit le caricaturiste qui illustre cet article. La réalité est beaucoup moins idéale, car même si les médias libanais ont une large marge de liberté d’expression comparés aux pays qui l’entourent, ils ne sont pas pour autant indépendants notamment face aux forces politiques et religieuses en place.
Les lignes éditoriales se divisent en deux : celles qui suivent le courant souverainiste, dit du 14 mars, et celles qui soutiennent le courant d’opposition dit du 8 mars (1). Le pays est aussi multilingue. Il existe donc des médias en arabe, en anglais et en français, ainsi que 18 religions représentées pour seulement 4 millions d’habitants. Si cela assure une pluralité des médias, l’indépendance n’est qu’une illusion. La plupart des journaux appartiennent à des hommes d’affaires ou à des partis politiques. Chaque parti a d’ailleurs sa chaîne de télévision.
Politiques et religieux font loi
Il y a encore une dizaine d’années, suite à l’assassinat du premier ministre Rafiq Hariri, de nombreux journalistes étaient tués pour leur prise de positions contre le régime syrien, notamment dans des attentats à la voiture piégée. Aujourd’hui ce n’est plus le cas, même si l’assassinat d’Hariri reste toujours un sujet sensible… En septembre dernier, Kharma Khayat, directrice adjointe de la rédaction de la chaîne arabophone Al-Jaddeed TV (la seule à ne jamais avoir appartenu à des politiques) a été reconnue coupable « d’outrage et entrave à la justice » et condamnée à 10 000 euros d’amende par le Tribunal spécial pour le Liban (TSL), instance internationale mandatée par l’ONU afin de juger les assassins de Rafiq Hariri. En cause le non retrait du net de reportages datés de 2012 soulignant les dysfonctionnements du TSL notamment dans la protection des témoins.
Mais la plupart du temps c’est la loi sur les imprimés qui censure la presse libanaise. Elle sanctionne toute atteinte à la paix civile et à l’honneur du président de la République ou à un chef d’Etat étranger (même sans dépôt de plainte). Et punit l’injure et la diffamation plus fortement si elles concernent un ministre, un parlementaire ou des fonctionnaires. Difficile dans ce cas précis de faire du journalisme d’investigation ou de parler de corruption ! Mais surtout, au Liban, on ne s’attaque ni à l’armée, ni à la religion.
La revue dessinée indépendante Samandal en a fait les frais ! Son 7ème numéro publié en 2009 a été condamné pour blasphème. La plainte avait été déposée par « des personnalités chrétiennes ». Le verdict est tombé après cinq ans de procédure. Les dessinateurs incriminés doivent régler la somme de 18 000 euros en quelques mois au risque sinon de devoir effectuer une peine de prison de deux ans et neuf mois. « C’est incompréhensible, d’autant plus que le tribunal ne nous a laissé aucune possibilité de nous expliquer », se désole Lena Merhej dont l’un des dessins est mis en cause. Au 19 décembre, date de clôture de leur crowdfunding, ils n’avaient obtenu que 52 % de la somme totale. Il en va surtout de la survie de la revue.
Des bloggeurs indépendants
Pour trouver une information indépendante il faut passer par le web où des cyber-journalistes essaient de profiter du flou juridique qui entoure la toile pour porter une autre voix. Depuis 2008, l’activiste et féministe Abir Ghattas poste sur son blog éponyme des articles concernant les manquements aux droits de l’Homme mais s’intéresse aussi à la liberté d’expression et à la surveillance en ligne. « Aucun texte ne régit les sites internet et les réseaux sociaux au Liban, explique-t-elle. On dépend de la même loi que pour la presse papier qui date des années 60 ! » Le gouvernement tente alors d’intimider les bloggeurs en les convoquant dans les bureaux de la cyber criminalité pour y être interrogés. « On nous demande de signer un papier nous engageant à ne plus parler de telle ou telle personne, poursuit Abir Ghattas. Ce qui est totalement illégal ! » Certains cyber journalistes sont victimes d’un réel acharnement judiciaire dont de nombreux bloggeurs du site indépendant Maharat News qui ont lancé une pétition sur twitter sous le hashtag #NotACrime. Abir Ghattas a, quant à elle, perdu son emploi dans une agence médias à cause d’un de ses articles sur l’esclavage moderne qu’elle a refusé de retirer de son site. Depuis le règlement intérieur de l’agence interdit clairement aux employés de s’exprimer en ligne. La cyber journaliste est l’une des femmes à l’origine des Nouvelles Antigones sorte d’Agora numérique, créée à Marseille, qui regroupent des bloggeuses et des artistes des pays de la Méditerranée, des femmes en résistance au sein de leurs sociétés. Lors des récentes manifestations dénonçant l’immobilisme du gouvernement face à la crise des déchets ces derniers mois, Reporters sans frontières a comptabilisé une dizaine de journalistes agressés par les forces de sécurité.
1. Le mouvement du 14 mars 2005 se réfère à la date de la révolution du Cèdre qui a fait suite à l’assassinat du premier ministre Rafiq Hariri. Il s’oppose à l’hégémonie syrienne sur le Liban (depuis 1975). Le « 8 mars » correspond au mouvement d’opposition à la Révolution du Cèdre remerciant la Syrie d’avoir stoppé la guerre civile libanaise.
Article publié dans le Ravi 136, janvier 2016
Samantha Rouchard