le Ravi sur le Bosphore
« Mon bureau a deux fenêtres : l’une donne sur un cimetière, l’autre sur le palais de justice. Ce sont les lieux les plus visités par les journalistes turcs », déclarait le 17 novembre Can Dündar, directeur de la rédaction du quotidien Cumhuriyet (La République) en recevant le Prix de la liberté de la presse 2015 décerné par Reporters Sans Frontières. Le 26 novembre dans la soirée (1), le journaliste est écroué et risque la prison à vie, accusé « d’espionnage, divulgation de secrets d’Etat et propagande pour une organisation terroriste ». En cause, la publication d’un article en mai dernier sur des livraisons d’armes par les services secrets turcs vers la Syrie, probablement à l’État islamique.
A sa publication, l’article fait scandale et le président Recep Tayyip Erdogan (AKP, Parti de la justice et du développement) n’hésite pas à menacer Can Dündar en direct à la télévision. Lors de son procès, ce dernier rappelle à la cour la mission de sa profession : « On ne peut pas défendre l’intérêt national quand on ment. Nous, les journalistes nous ne sommes pas des fonctionnaires de l’Etat. Notre rôle est de révéler les mensonges de l’Etat. » Tiré à 50 000 exemplaires, Cumhuriyet a été créé en 1924, il est de tradition kemaliste, attaché aux valeurs républicaines, à la défense de la laïcité et des droits des femmes. Après les attentats de Charlie Hebdo, le quotidien avait choisi, malgré la censure, de publier quatre pages du satirique comprenant des caricatures de Mahomet.
Un pluralisme muselé
Mais Le journal d’opposition n’est pas le seul à s’attirer les foudres de l’AKP. Quatre jours avant les élections législatives du 1er novembre (victoire de l’AKP à la majorité absolue), la police saisit en direct deux chaînes de télévision, Bugün TV et Kanaltürk et stoppe l’impression de deux quotidiens, Bugün et Millet, tous appartenant au groupe Koza IPEK (partisan de Fethullah Gülen, ancien allié d’Erdogan devenu son pire ennemi) qui est alors accusé de « financement et propagande du terrorisme ». Des journalistes sont molestés, d’autres arrêtés et plus de 71 licenciés afin de permettre à des proches de l’AKP de reprendre en main ces médias qui désormais ne tarissent plus d’éloge sur Erdogan.
« Dans les années 90, tous les journalistes ont été affectés par des tabous militaires qui limitaient le débat démocratique, explique Erol Önderoglu, journaliste spécialiste des droits de l’homme et correspondant de Reporters sans Frontières sur place. Mais aujourd’hui, la Turquie, qui candidate pourtant depuis 15 ans pour intégrer l’Union européenne, a remplacé ces tabous par d’autres liés aux affaires financières, aux proches du gouvernement, au délit de blasphème… En rendant encore plus opaque le fonctionnement de l’appareil d’Etat. A ce jour, le journalisme d’investigation équivaut à la plus haute trahison. »
Erol Önderoglu est aussi l’un des fondateurs de Bianet, premier site web indépendant créé en 1999, né du constat de l’absence dans les médias nationaux de sujets sociaux et liés aux droits de l’homme. Début novembre, une de ses journalistes, Beyza Kural couvre une manifestation étudiante lorsqu’un policier la prend à partie et la menotte en lui disant : « Rien ne sera plus comme avant désormais. On va vous l’apprendre ! » D’autres journalistes présents ont empêché son arrestation. « Ces trois derniers mois, on dénombre 21 journalistes agressés, précise Erol Önderoglu. C’est un bilan on ne peut plus ordinaire en Turquie. »
Des journalistes en résistance
« Terrorisme », « blasphème », « propagande pour le PKK », « atteinte à l’image du président », « incitation à la révolte armée contre le gouvernement »… tous les prétextes sont bons pour museler la presse. Malgré tout, de vrais médias alternatifs tentent d’exister. Parmi eux T24, site internet créé en 2009 financé par des dons et par la production de spots publicitaires. Des journalistes de renom licenciés de grands médias écrivent pour T24. Diken en est un autre exemple, comme « une épine (traduction de Diken) dans la roseraie des médias » créée pour « secouer les racines de notre démocratie, nos libertés et défendre la laïcité » et « pour restaurer la dignité et l’honneur que mérite le métier de journaliste » explique le site.
Il existe aussi de nombreux satiriques, comme LeMan, Penguen (Pingouin) ou Uykusuz (Insomniaque) pour ne citer qu’eux. Tous ont affiché une Une « Je suis Charlie » en janvier dernier. Régulièrement menacés par les intégristes musulmans, ils sont aussi sujets à de nombreuses pressions gouvernementales. Mais depuis qu’Erdogan a attaqué en justice le dessinateur de Cumhuriyet, Musa Kart, pour l’avoir caricaturé, chaque satirique met un point d’honneur à publier à sa sortie un dessin du président, en soutien.
Concernant les médias kurdes, il existe deux quotidiens nationaux en turc et en kurde, mais lorsque le gouvernement a mis fin au processus de paix en juillet dernier, une centaine de sites kurdes comme celui de l’agence DIHA ou proche de la résistance comme celui de Sendika.org ont été supprimés. « La censure de l’internet a un caractère disproportionné en Turquie », note Erol Önderoglu. Mais beaucoup de ces sites renaissent de leurs cendres en utilisant d’autres extensions. C’est le cas de celui de DIHA qui a déjà été fermée 20 fois. Le correspondant de RSF voit dans cette créativité du peuple turc sa seule planche de salut : « Ici les caricaturistes ne se sont jamais laissés faire et les éditorialistes continuent d’écrire même licenciés. Il y a vraiment un grand combat à mener mais il tend vers une démocratie. » Reste à espérer…
1. RSF a demandé, lors du sommet UE/Turquie du 29 novembre à Bruxelles, aux Etats membres de l’Union européenne d’obtenir la libération des deux journalistes.
Samantha Rouchard
Légende du dessin : La peur. Dessin d’Izel Rozental publié le 6 octobre 2015 dans Salom, magazine à destination des juifs de Turquie. Lire interview ci-dessous.
Article publié dans le Ravi numéro 135 (Décembre 2015)