le Ravi fait sa révolution arabe
« Créer un journal comme le Ravi en Egypte, c’est le rêve de toute une vie !», nous confie Youssef, journaliste politique égyptien qui vit entre son pays et la France. Quinze ans de métier derrière lui, sa notoriété était acquise et puis il a fait la révolution, pour plus de liberté. Aujourd’hui ses amis sont morts ou emprisonnés, « certains sont même devenus fous », note-t-il. « Je n’aurais jamais cru dire ça un jour, mais les journalistes avaient plus de liberté sous Moubarak, même sous Morsi que sous Sissi ! », explique-t-il. Aujourd’hui à moins de tirer un trait sur son indépendance, il ne peut plus travailler : « Les journalistes comme moi n’ont pas démissionné, nous sommes en congé longue durée ! Une manière de nous dire que si on veut revenir, on le peut à condition de nous plier aux règles. » Et la règle est simple : obéir au général ! « C’est ça où ils s’en prennent à nos familles », explique Youssef qui depuis notre rencontre est rentré en Egypte et n’a finalement pas souhaité que nous divulguions son identité ni que nous publions un de ses articles. « C’est trop dangereux », s’excuse-t-il.
Une presse égyptienne muselée
A peine au pouvoir Sissi fait emprisonner les journalistes de la Chaîne Al-Jezira, accusés de soutenir les Frères musulmans. En Août dernier, il ratifie une loi antiterroriste qui restreint d’autant plus la liberté des journalistes et prévoit une amende très lourde (de 23 000 à 58 000 euros) pour ceux qui rapporteraient de « fausses » informations sur des attentats ou des attaques contre les djihadistes, c’est-à-dire qui iraient à l’encontre des communiqués officiels. De quoi museler encore plus… « Aujourd’hui, la presse privée dite indépendante, qui a émergé dans les années 2000, s’est alignée sur les positions du gouvernement afin de préserver les liens qui unissent ses propriétaires, de gros hommes d’affaire égyptiens, et de maintenir leurs intérêts dans des secteurs comme le pétrole », souligne Marianna Ghiglia, doctorante à l’université d’Aix-Marseille (IREMAM) dont les recherches portent sur la presse privée en Egypte. Al-Masr Al-Youm fait partie de ces journaux. Le journaliste que nous avons au bout du fil parle très bien français mais notre interview tourne en boucle. « Tous les journalistes partout dans le monde s’imposent des limites », répond-il à toutes nos questions sur la censure. Pour pouvoir exister en tant que média alternatif en Egypte il faut être en ligne et en anglais, car le lectorat est restreint. C’est le cas de Daily News Egypte créé en 2005. « A part la loi antiterroriste, qui finalement est une censure claire, les autres formes de sanction ne sont pas aussi formelles, on vous donne des avertissements, parfois ça peut être violent, mais il n’y a pas de frontière bien définie », explique Eduard Cousin, le rédacteur en chef. Fondé en 2013, par l’ancienne rédaction de la version anglophone d’Al-Masr Al-Youm, Mada Masr (Sur l’Egypte) est un bel exemple de presse alternative. L’équipe est propriétaire de son journal et cherche à créer un nouveau modèle économique pour les médias, plus orienté « vers l’engagement civique que vers la puissance et la propagande ». Le site propose aussi une version en arabe. Ces deux médias dénoncent principalement les manquements aux droits de l’homme.
Syrie : informer dans la clandestinité
En Syrie et en Libye, les journalistes ont fui depuis longtemps. « Avant, nos journalistes étaient sur place, maintenant ils ne sont plus que 7 à l’intérieur du pays et ils prennent énormément de risques », précise Iyad Kallas, l’un des quatre fondateurs de Radio Souriali (jeu de mots entre « La Syrie est à moi » et « surréaliste »), radio syrienne associative, collaborative et citoyenne (1) créée en octobre 2012 depuis la France et venue remplacer One + one, une radio plus activiste. « La révolution a changé et nous avions besoin d’un média qui s’adresse à tout le monde, note encore Iyad Kallas. Et qui parle de réconciliation, de comment finir la guerre et comment on reconstruit après. » Souriali s’adresse en priorité aux Syriens via le net (suivie par 300 000 personnes) et via la FM en diffusant désormais dans trois villes du nord du pays (Sept villes au départ).
Enab Baladi (Les raisins de mon pays) est un hebdomadaire à but non lucratif. Il est né dans la clandestinité, fin 2011, à Daraya dans la banlieue de Damas, ville tenue par les rebelles. En plein milieu de la révolte syrienne, une équipe de journalistes amateurs souhaite contrer de façon pacifiste les récits sectaires et la violence du régime syrien. Enab Baladi n’hésite pas non plus à dénoncer les agissements des rebelles. L’hebdomadaire a, depuis, étendu son activité à l’éducation du peuple syrien en publiant divers fascicules mais aussi des livres de témoignages d’anciens prisonniers. L’une de ses fondatrices Koloud Whalid (un pseudonyme) vient de recevoir le prix Anna Politkovskaïa. Menacée, elle a dû quitter la Syrie pour la Turquie. La rédaction est composée en majorité de femmes, moins susceptibles d’être arrêtées que les hommes. Certains de ses journalistes ont été tués ou torturés, les autres ont dû fuir. Actuellement le journal est distribué à 6000 exemplaires à l’intérieur du pays de la main à la main. Mais aussi auprès des réfugiés en Turquie.
Lire la Libye entre les lignes
L’espoir suscité par la naissance des médias libres dans l’est de la Libye au moment de la révolution s’est éteint. Quatre ans après, ces médias n’existent plus et les journalistes ont été assassinés. Youssef nous appelle d’Egypte. Il a à ses côtés deux amis, un journaliste syrien et H. K., quarante ans, journaliste libyen qui, comme beaucoup d’autres, a fui Tripoli pour le Caire avec sa famille. Youssef fait la traduction. H. K. est un pseudo bien sûr. La peur des représailles est toujours là. Il travaille pour un quotidien de Tripoli. Depuis un an, la ville est gouvernée par une alliance islamiste non reconnue par les autorités internationales, d’un côté, et la branche libyenne de l’EI, de l’autre, qui veut prendre le pouvoir. « C’est impossible pour un journaliste de vivre sur place, la menace est trop grande. Ceux qui restent doivent choisir un camp », explique H.K. Il continue pourtant d’écrire à distance pour le même journal : « A première vue mon article est sans conséquence mais il faut savoir lire entre mes lignes pour comprendre l’information que je veux faire passer. On est nombreux à écrire de façon codée désormais. »
Nous profitons qu’ils soient tous les trois réunis pour poser une ultime question : « Hier, vous espériez beaucoup de vos révolutions, aujourd’hui vous ne pouvez plus exercer votre métier dans vos pays respectifs. Avez-vous encore de l’espoir pour demain ? » Silence au bout du fil. Youssef finit par reprendre le combiné : « C’est impossible pour nous de répondre ». H.K est en pleurs.
(1) Souriali et Radio Grenouille proposent des reportages communs
Samantha Rouchard
*Dessins : Hani Abbas
Article publié dans le Ravi 134 (Novembre 2015)