« Gouverner, c'est donner à certains, pas à d'autres »

avril 2014 | PAR Sébastien Boistel
Cesare Mattina, sociologue, invité de la Grande Tchatche
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le Ravi : Vous terminez un livre sur le clientélisme à Marseille (1). Quel en est le fil rouge ?
Cesare Mattina : Je m’intéresse depuis longtemps à la notion de gouvernance. D’autant qu’elle est aujourd’hui très à la mode et qu’on a tendance à la vider de son sens puisqu’on la dépolitise. Or, par essence, gouverner, c’est choisir. Notamment de donner à certains et pas à d’autres. Je me suis donc intéressé à la manière dont on gouverne une ville – en l’occurrence, Marseille – à travers la redistribution de ressources : les logements, les emplois, les subventions… Et donc, à comment une élite politique, à travers le pouvoir discrétionnaire dont elle dispose pour répondre à la demande sociale, établit une hiérarchie entre différents groupes sociaux.

Une hiérarchie toujours d’actualité ?
Elle est, aujourd’hui, plus que jamais valable. Il ne faut jamais oublier que la relation clientélaire entre un élu et ses électeurs est une relation qui s’établit dans le temps. En s’appuyant non pas tant sur le centre comme on a tendance à le croire mais, dès les premières années, sur la bourgeoisie et la droite – y compris la plus dure -, Gaston Defferre (SFIO, PS) a promu, au détriment des classes populaires des quartiers nord et des classes intellectuelles supérieures, une petite classe moyenne. Ceux qui profitent du clientélisme, ce ne sont donc pas les classes populaires – certains voulant voir dans ces mécanismes des facteurs d’intégration – mais avant tout les classes moyennes.

Y a-t-il une spécificité marseillaise ?
Gouverner de manière différentielle, c’est universel. Et pas question de parler d’une « culture » puisque, par essence, la relation clientélaire entre un élu et ses électeurs s’établit dans le temps et baigne dans un climat d’affectivité. Avec, d’un côté une demande sociale et de l’autre, la volonté de montrer qu’on peut agir en faveur de ses électeurs. Toutefois, on peut noter qu’à Marseille, dans les années 60-70, on a eu affaire à deux phénomènes exceptionnels : une explosion démographique sans égal et une désindustrialisation massive et précoce. Dans un tel contexte, les seuls emplois qui peuvent se développer sont les emplois publics. Et, face à cette situation, on a un maire qui se pense non comme un politique mais comme un gestionnaire. Et qui, animé par un anticommunisme viscéral, va non seulement renforcer l’existant mais aussi pousser une petite classe moyenne pour en faire, avec l’aide d’un certain nombre de corps intermédiaires (des associations, les comités d’intérêt de quartier, un syndicat comme FO…) une classe sociale hégémonique. Il lui a même carrément donné les clés de la ville. Et elle les a encore…

Comment expliquer que Jean-Claude Gaudin s’inscrive à ce point dans les pas de Defferre ?
Jean-Claude Gaudin (sénateur-maire UMP de Marseille), c’est un pur produit de cette alliance entre, d’un côté, la gauche, et de l’autre, le centre et la droite. Dès 65, il rentre dans la majorité, accédant rapidement, en étant en charge de l’urbanisme, à une position centrale, donnant là à la bourgeoisie les moyens de s’enrichir mais aussi de façonner la ville, en accentuant le clivage nord/sud. Gaudin, dont la base électorale est la même que Defferre, ne fait donc que s’inscrire dans la continuité : abandon des quartiers nord, même relation privilégiée avec FO, même politique de bétonnage… Si ce n’est que Defferre, lui, effectuera une rupture importante, qui culminera en 82 avec l’affaire des fausses factures, en coupant les ponts avec ses alliés historiques, en s’entourant de gestionnaires et en tentant de faire le ménage en interne sur un certain nombre d’irrégularités. Et pour cause, Deferre allait entrer au ministère de l’Intérieur !

Alors qu’aujourd’hui, Gaudin, lui, fait alliance avec Jean-Noël Guérini (2)…
Il faut se demander quel « defferrisme » Gaudin récupère. Le gestionnaire qui s’appuie sur les barons, ses compagnons historiques ? Celui qui s’entoure d’une nouvelle génération – les Weygand, Guérini, Masse (NDLR grandes « familles » PS) – dont les machines politiques s’inscrivent de plus en plus dans des territoires devenus aujourd’hui de véritables fiefs ? Ou le Defferre qui cherche à remettre en cause la gestion classique ?

Quel regard portez-vous sur l’affaire Andrieux (3) ?
Cela me conforte dans l’idée que les politiques clientélaires sont avant tout conditionnées par la disponibilité de ressources. Or, au-delà des deux grandes périodes qu’ont été les années 30 avec Simon Sabiani (SFIO puis Parti populaire français) et les années Defferre, plus près de nous, entre 2004 et 2010, on a vu les subventions aux associations doubler, devenant ainsi une véritable manne. Le clientélisme, ce n’est donc pas « culturel », ce ne sont pas les « Corses » ou Marseille, c’est avant tout la rencontre entre une offre et une demande. Toutefois, je ne pense pas que ces subventions à des associations permettent de construire des relations de clientèle à long terme. De fait, dans l’affaire Andrieux, on n’a pas vraiment affaire à du clientélisme. Il y a bien une tentative de clientélisation mais, en face, ce ne sont pas des clients, c’est de l’opportunisme. En témoigne ce co-accusé qui, avant d’aller toquer à la porte de la gauche, avait fait la campagne de la droite ! Ce n’est pas du clientélisme, ça. Parce que le clientélisme suppose de la confiance. Au point d’ailleurs que les véritables relations de Sylvie Andrieux auront été en dehors du procès. Le clientélisme, il est là où il n’y a pas de conflit. D’ailleurs, il aura suffit que les clientèles d’Andrieux s’abstiennent pour que le FN passe dans le 13/14. Des gens qui, étant dans une relation affective, personnalisée, n’ont pas compris pourquoi on remettait en cause un système qui, jusque-là, fonctionnait bien…

Quid de la dénonciation du clientélisme, de la volonté d’en finir avec le « système » ?
Si, en ce moment, les magistrats s’emparent d’un certain nombre d’affaires, ce n’est pas par hasard : la raréfaction des ressources augmente la conflictualité. Pour un appartement distribué, combien de déçus ? Quand tout va bien, il n’y a pas de lettres anonymes ! Après, sans vouloir me faire l’avocat du diable, je pense qu’on ne peut pas dénoncer le clientélisme en s’exonérant de s’interroger sur la manière de faire de la politique dans certains quartiers. Car si le clientélisme favorise avant tout une classe moyenne, les machines politiques sont aussi, comme l’ont mis en lumière des chercheurs américains, des outils d’intégration d’une partie des classes populaires. Alors, avant de dénoncer le clientélisme, il faut s’interroger sur sa position sociale. Et se demander qui parle et d’où. Car, à mon sens, un certain nombre d’accusations de clientélisme, comme on a pu en entendre lors des dernières municipales, relèvent de la lutte des classes. Notamment au sein des formations politiques. Mais ne nous faisons pas d’illusions sur ceux qui disent faire du « social ». Prenez le discours de Guérini, le 31 mars 2011, lors de sa réélection à la tête du CG : « Si le clientélisme c’est aider les pauvres, les vieux, les chômeurs à trouver un emploi, un logement, de la nourriture, alors oui, j’assume le clientélisme, au nom de ma majorité. » Il oublie de dire qu’on sert avant tout ses proches et que ceux qui sont les plus en difficulté, ceux qui sont les plus loin des politiques ne pensent même pas à s’adresser à eux pour réclamer quoi que ce soit.

(1) L’essai de Cesare Mattina paraîtra prochainement aux Presses de Sciences Po.

(2) Jean-Noël Guérini, président du Conseil général des Bouches-du-Rhône, démissionnaire du PS, mis en examen pour « prise illégale d’intérêts », « trafic d’influence », « association de malfaiteurs ».

(3) Députée de Marseille (exclue du PS), condamnée à 3 ans de prison dont deux avec sursis pour « détournement de fonds publics » en mai 2013. Elle a fait appel.

Propos recueillis par Sébastien Boistel